Récit

SYLVAIN, 69 ans: « Il faut faire ses choix sans…

SYLVAIN, 69 ans :

L’hiver dernier, je suis mort.
Le jour de mon anniversaire, j’ai été admis aux urgences en catastrophe. Une mauvaise grippe m’avait mis à terre. Arrivé à l’hôpital, on a découvert qu’un pneumocoque était en train de me bouffer les poumons.
Les médecins m’ont branché à une machine et j’ai disparu pendant quarante huit heures.



CHAPITRE I

Je me souviens encore aujourd’hui des cauchemars que je faisais. J’étais dans une espèce de pièce humide où je décollais du papier peint dans une demi obscurité, froide et mouillée. C’était symboliquement mes poumons qui partaient en lambeaux. C’était assez impressionnant.
Et pendant ce temps, ils expliquaient à ma femme et à mes gosses que j’étais en train de mourir.
Pour eux, c’était la fin.

Par chance, ou simplement parce que mon heure ne devait pas être encore venue, ils ont réussi à éradiquer le pneumocoque. Au bout de trois semaines de traitement et une perte de poids de onze kilos, j’ai doucement été ramené à la vie.

Quand on ouvre les yeux, la première chose qu’on réalise c’est le bonheur et la chance d’être vivant.

Je garde une profonde gratitude pour le corps médical qui m’a sauvé.
Immédiatement après, j’ai ressenti comme un surplus de conscience de ma propre existence. Je serais tenté de dire que mon séjour à l’hôpital a profondément changé ma vie. Ce serait vachement sympa. Mais en fait pas du tout. Chasse le naturel il revient au galop !

Ce qui m’a bouleversé c’est le contexte. A ce moment, j’avais choisi de devenir moine zen (Ndla: philosophie bouddhique où la méditation a une place prépondérante). J’ai été ordonné en plein hiver dans un monastère en Alsace et deux jours après je suis allé à l’hôpital. C’était une drôle de coïncidence.

La philosophie zen a une place dans ma vie depuis quarante ans. J’y ai été initié en 1972 pour ensuite devenir un bodhisattva (Ndla: apprenti bouddhiste) ordonné à Paris par maître Deshimaru. Il m’avait nommé “Reikaku”, un nom japonnais qui signifie grue errante spirituelle . Simplement en m’observant, il a trouvé que ça me convenait. Je devais naturellement ressembler à cette espèce d’échassier qui observe le monde.

J’ai ensuite arrêté le zen dans les années 80 à la mort de Deshimaru pour mieux y revenir dans les années 2010. A la même époque, j’ai arrêté de travailler; j’avais le temps pour m’y consacrer à nouveau.
Par chance, dans un monastère de la région, officiait un maître zen (Ndla: moine reconnu pour son expérience et sa sagesse) que j’ai connu quand j’ai commencé mon chemin spirituel. On s’est retrouvé et j’ai décidé de continuer mon apprentissage à ses côtés. Avec lui devenir moine était comme l’aboutissement des efforts d’une vie.

Si mon père m’a appris une chose, c’est bien de terminer ce que l’on commence.

Obéissance et fidélité à ses choix. Dans ma vie, quand des portes se sont ouvertes et qu’un choix devait être fait, ce précepte était toujours au cœur du dilemme.
Et plusieurs fois, ma vie aurait pu être totalement différente.

Quand j’étais en faculté de droit à Nancy en 1969, j’ai rencontré dans un festival des musiciens qui jouaient avec Leonard Cohen. A l’époque, j’étais musicien aussi. Après avoir chanté et joué avec eux, ils m’ont dit: “Écoute, ça nous plaît bien ce que tu fais. On part à Nashville, tu pars avec nous.” C’était extraordinaire.
Dans ma tête, j’avais “termine ce que tu commences”. Il me fallait terminer ma troisième année pour obéir au canon que m’avait enseigné mon père. Alors je leur ai dit non, comme un con, ou justement pas comme un con. Et cette porte s’est refermée.

Après le droit, mon cousin m’a invité à le rejoindre pour vivre une vie de communauté au Canada. C’était les années 70 et ça se faisait. Je suis parti y chercher l’Eldorado et j’y croyais. En réalité ça ne s’est pas très bien passé. Finalement je suis revenu à Paris pour me lancer dans des études de sciences et techniques de la communication audiovisuelle. Après mai 68, c’était la première fois que les professionnels du cinéma rentraient dans les universités. J’ai eu des professeurs géniaux. On apprenait des tonnes et des tonnes de choses. Je menais une vie complètement affolante.
J’avais une deuxième année à clôturer quand mon cousin m’a rappelé pour me dire qu’il avait un super boulot pour moi à Montréal. Cette fois, contrairement à mes années de droit, je n’ai pas validé mon diplôme et je suis retourné à Montréal. Et mis à part que j’y ai trouvé ma femme, l’histoire a encore été un échec. On est retourné en France.



CHAPITRE II



Comme tout bon juif ashkénaze et selon la vieille blague, maintenant que j’avais étudié le droit et les techniques de communication audiovisuelle, il me fallait choisir entre confection homme ou confection dame.
J’ai choisi les deux et je me suis retrouvé commerçant au centre ville dans le magasin familial où travaillaient mon père et mon oncle. Très vite, j’ai dû faire un choix déterminant. Arrêter de travailler avec eux, qui n’étaient pas toujours drôles, ou me mettre à mon compte.
J’ai fini par racheter le magasin de fringues. Ça n’a pas été simple. Ils ne m’ont pas fait de cadeau, j’ai dû payer le prix fort. J’avais remonté l’affaire à un sacré chiffre car j’avais amené un sang neuf qu’eux ne pouvaient plus donner. C’était mon époque et je la comprenais mieux qu’eux.
Résultat, j’avais développé l’affaire et j’ai décidé qu’elle devait m’appartenir.

Profondément, je pense que mes proches n’imaginaient pas du tout ça pour moi. J’avais une grande gueule. Tout le monde me voulait avocat. C’est pour cela que j’ai entamé des études de droit.
J’avais commencé une voie déterminée par ce qu’on attendait de moi. Finalement je ne l’ai pas suivie longtemps.

Je me suis toujours laissé un peu influencer.

J’ai suivi des impulsions. Le Canada, c’était ça. J’ai même suivi un jour un copain qui m’a emmené en Alaska descendre une rivière en canoë pour aller chercher de l’or. Le mec m’inspirait.
Pourtant, je suis un peu trouillard et j’ai peur de l’inconnu. Et c’est souvent un frein. Mais là-bas, j’ai compris la place trop importante qu’on accorde à la peur dans nos vies. Quand on était sur la rivière, je savais qu’on allait rencontrer des rapides. Je les craignais. Je les ai guettés tout le voyage. J’étais fébrile sur toute la durée du périple jusqu’à ce que je me rende compte qu’on les avait en fait traversés dès le début. Je ne m’en étais même pas aperçu.
Notre imagination nous effraie plus que la réalité.

Mes choix n’ont pas été simples. Je me souviens de longues nuits à m’interroger sur ce que pourraient être les conséquences de mes choix. Même la décision de me raser la tête pour devenir moine m’a pris un temps fou. J’avais tous les prétextes pour ne pas le faire. Je m’imaginais que ma femme allait demander le divorce, car comment aurait-elle pu renoncer à son “peintre grecque” et ses cheveux en broussaille ? Il fallait laisser un centimètre et finalement je me suis fait la boule à zéro.
Des fois, je fais les choses de manière impulsive et d’autres fois de manière très réfléchie.

Aujourd’hui ma prise de décision est plus volontaire.

Je m’écoute mieux. La méditation m’a aidé à être en résonance avec ce que je suis. C’est important d’ avoir une concentration sur soi intérieure et extérieure.
Il faut être conscient de ce que l’on fait et du monde qui nous entoure. Ce que je retiens de la philosophie zen est que rien n’est permanent et que tout est interdépendant. A part ces deux règles là, il n’y a pas grand chose d’autre.

Il faut faire ses choix sans s’effrayer et en tenant suffisamment compte des autres pour ne pas leur faire subir ce que tu n’aimerais pas toi-même subir. C’est important de prendre le temps d’évaluer les conséquences de nos actes.
J’ai toujours envie de voyages, de découvertes, d’être libre et de partir à l’arrache. Mais la santé est mon frein. Et je ne suis pas tout seul. J’ai la responsabilité d’une famille. Ce sont des contraintes qu’il convient de mettre en balance à chaque choix et notre comportement à leur égard définit ce que l’on est profondément.

A présent, je suis vieux. Je n’ai plus la même énergie. La voie du zen reste importante. Le Qi Gong. Les retraites. Un peu de chant. Un peu de théâtre. Tout ça, c’est mon histoire maintenant.

J’ai fait beaucoup de choses. Je ne pense pas avoir pris de bonnes ou de mauvaises décisions, mais toutes mes bifurcations ont forcément influencé mon existence. J’ai essayé de répondre au mieux aux opportunités qui s’offraient à moi, abandonnant un chemin pour un autre.
J’aurais pu être chanteur. J’aurais pu être mort. J’aurais pu être pauvre ou riche.

Mais nul doute que cela aurait été une autre vie.


Le récit de Sylvain commence presque par une fin. Deshimaru a dit: “Nous devons toujours garder à l’esprit l’idée que la mort peut survenir dans l’instant. Aussi pouvons-nous sentir la fugacité du temps, et ne pas passer notre vie vainement. Ainsi pouvons-nous faire de chaque instant un moment plein, en accomplissant la chose importante de cet instant, sans rien remettre au lendemain.”

Le regard que Sylvain porte sur son chemin est celui d’un philosophe. Je jalouse un peu la sérénité qu’il inspire. Il a su ouvrir sa vie aux opportunités et aux rebonds.
Je retiens de ma rencontre avec Sylvain l’importance qu’il accorde à l’interdépendance. Toutes les existences s’influencent mutuellement qu’on le souhaite ou non.

Et si les choix n’étaient qu’une question d’équilibre entre une conscience de soi et celle de l’Autre ?

— Fred

Texte: © Tous droits réservés – 2019
Photo: © S.K.



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