Récit

CAROLANE, 28 ans: « Je m’estime chanceuse de ne pas…

CAROLANE, 28 ans :

A dix ans, j’imaginais ma trentaine avec un job, une maison, un mari et des enfants. Pourquoi cette gamine de dix ans se projetait comme ça ?
Parce qu’en grandissant, on ne nous montre que ça. C’est un peu ce qu’on est censé faire. Alors on se précipite dans ce modèle avant même de savoir qui on est.



CHAPITRE I

Dans tous les jobs que j’ai eus, on me disait que j’étais folle.
Peut-être parce que je suis spontanée, que je vais agir de manière inhabituelle. C’est vrai que je peux me mettre à prendre l’accent québécois pour répondre à une question ! Ça provoque un peu de stupeur. Les gens ont tellement l’habitude que rien ne dépasse des lignes. Au boulot, tu dois te dissimuler un peu.
Je préfère me qualifier d’“originale” ou de “spontanée”. Le mot “folle” a une connotation péjorative. Ça reste un mot qui exclut du groupe des “normaux”, comme si il y avait un truc à soigner. Ça sous-entend que je ne suis pas comme eux.
En même temps, je comprends ce qu’ils veulent dire. Je n’ai jamais eu l’impression d’être comme les autres ou d’être à ma place.

J’ai longtemps éprouvé un sentiment de rejet.

Quand je repense à moi il y a dix ans, je vois le mal-être. L’adolescence n’a pas été facile.
J’étais en surpoids. On me traitait de grosse.
Je ressemblais à un garçon. On s’en moquait.
Ce n’est qu’en classe de première que j’ai réussi à me détacher les cheveux en public. Le premier jour où je suis arrivée au lycée les cheveux lâchés, je me sentais toute nue. Aujourd’hui, je me dis que c’est dingue, que ce n’étaient que des cheveux. Mais je me souviendrai toujours de cette sensation, du regard des autres sur moi.

Ce choix m’a libérée. Quand j’ai enfin réussi à assumer les cheveux détachés, j’ai senti que c’était une première étape vers le mieux. Pour que moi, j’aille mieux.
Cette année là, j’ai commencé à me sentir à l’aise avec moi-même et j’ai entamé le chemin qui m’a amenée vers qui je suis aujourd’hui.

J’ai plein de craintes, de peurs. J’ai envie de faire plein de choses mais j’ai tendance à trop penser, à me faire des films, à trop anticiper.
Un jour, je suis allée voir une hypnothérapeute car je ne comprenais pas pourquoi je me sentais malheureuse alors que j’avais un boulot, des amis, une famille. Sans même me connaître, elle m’a dit: “Il y a beaucoup de gens autour de toi, mais tu es profondément seule”.
Elle avait senti ce que je ressentais intimement.

Le manque d’estime m’empêche d’avancer.

C’est quelque chose qui me reste de cette époque où, jeune, je me sentais comme une grosse merde dans les yeux de mon père.
Il n’a jamais vraiment eu le rôle qu’un père aurait dû avoir selon moi: affectueux, protecteur… Je ne pense pas que mon père ne m’aime pas. Je n’en sais rien. Il a juste une manière de faire qui n’était pas très paternelle. On était violenté physiquement mais dans une mesure que j’estime encore tolérable, même si des fois je n’arrivais pas à le justifier. Je me disais que c’est juste un mec qui ne sait pas se contrôler quand il est énervé.
Je ne me considère pas comme battue, c’est surtout la violence verbale qui m’a marquée. Il nous rabaissait beaucoup. A ses yeux, on n’était jamais assez bien.
Encore aujourd’hui, je garde cette impression de ne pas être à la hauteur pour plein de trucs. J’ai encore ses mots qui résonnent en moi.

Je pense qu’il y a vraiment des personnes qui ne devraient pas avoir d’enfants, pas qu’ils soient de mauvais humains, mais juste parce qu’ils ne sont pas prêts pour ça ou simplement parce qu’ils n’en sont pas capables.
Je n’ai pas la définition de ce qu’est un bon parent. Mais si tu arrives à transmettre de bons réflexes, de bonnes valeurs, je crois que ça reste gravé à jamais.
Mon grand-père a pu remplir ce rôle-là. Mais un grand-père c’est vieux, ça meurt plus vite qu’un papa. Et lui est parti trop tôt. J’avais dix ans. J’aurais aimé qu’il soit là plus longtemps. Il a laissé une empreinte indélébile sur moi. C’était un homme très bien qui m’aide au quotidien encore maintenant même si il n’est plus là physiquement. Il vivra toujours à travers moi. C’est mon ange gardien.

Je ne me vois pas comme quelqu’un qui peut avoir des gosses. Ça m’embête quand mes parents me culpabilisent là-dessus. Je n’ai pas à supporter le poids de leur désir d’être grands-parents. Je n’aurai pas d’enfants pour leur faire plaisir. Alors j’essaie de motiver mon frère et ma soeur pour s’acquitter de ça.

Je ne suis pas non plus catégorique sur la question. Le fait d’’être confrontée, en voyage, à la pauvreté, aux enfants sans parents jouant sur des vélos rouillés, m’a fait considérer l’adoption comme une issue envisageable. Mais il me faudrait rencontrer quelqu’un car je ne souhaite pas de vie de famille sans être en couple.



CHAPITRE II



Aujourd’hui, je ne vois plus ma vie comme je l’imaginais à dix ans.
Déjà pas avec un homme et pas forcément avec des enfants. J’ai compris qu’il pouvait y avoir un autre chemin qui n’est pas déjà tracé. Voir d’autres pays, découvrir d’autres cultures, rencontrer d’autres personnes m’a permis de prendre ce recul et de m’accepter telle que je suis.

Mais qu’on le veuille ou non, on se conforme toujours un peu aux attentes de ceux qui nous entourent.
Aujourd’hui encore, je vis dans une petite ville où je n’ai jamais vraiment pu assumer totalement qui j’étais.
Ça m’a pris du temps de dire à voix haute que j’étais lesbienne. Avant mes parents, je l’ai annoncé à ma meilleure amie, à mes amies, à ma sœur et mon frère.

Avec ma mère, ça a été compliqué. Son opinion compte beaucoup pour moi et cela m’aurait fait beaucoup de peine si elle avait mal réagi.
J’ai vécu un moment fort. Je me suis vue lui dire les choses comme si j’étais sortie de mon corps. Je pleurais beaucoup et ma mère, réconfortante, me disait: “Pourquoi tu pleures ? C’est pas grave”.
Je sais qu’il lui a fallu du temps pour s’adapter, mais face à moi elle n’a pas montré de dégoût ou de tristesse. Elle a juste vu que c’était difficile pour moi. Elle a dû se dire: “Elle est comme elle est”. Quand j’invitais une copine à la maison, c’était pas évident. Maintenant ça va mieux. Je lui ai confié ma dernière histoire et elle me posait des questions. Ça m’a fait plaisir de sentir qu’elle s’intéressait à moi. Ça a pris du temps.

Ma grand-mère l’a deviné seule et, cet été, elle a prononcé des mots durs qui m’ont choquée. “Pas normal”. “Malsain”.”Démoniaque”. Elle est pratiquante catholique mais là je me demandais où étaient passés les préceptes de tolérance, de respect et d’amour de l’autre.

Mon père, je ne lui ai jamais dit. C’est ma mère qui lui a dit. Il l’a évidement très mal pris. Mais c’est en parlant avec ses amis qu’il a commencé à relativiser.

Mais c’est un sujet qui est resté tabou. Je vois bien autour des repas de famille que ma vie intime n’a pas le même traitement que celle de mon frère ou de ma sœur. Personne n’ose me demander: “Et toi les amours comment ça va ?”. Je n’ai aucune considération.

Je ne sais pas si je saurai reconnaître l’amour.

J’ai attendu vingt-six ans pour ressentir quelque chose de fort que je crois être de l’amour. C’était ma meilleure amie depuis dix ans et on a eu le malheur d’avoir quelque chose de plus que de l’amitié. Je n’avais jamais rien ressenti pour elle et, sans savoir pourquoi, quelque chose s’est réveillé. Des deux côtés. J’étais comme dans un film. Je n’ai jamais eu une connexion comme celle-là. Mais c’était compliqué.
Ça fait déjà deux ans que c’est fini. Je n’avais jamais ressenti une peine de cœur. J’en avais une douleur physique. Ça reste douloureux. Des fois j’aimerais pouvoir enlever mon cœur, juste pour ne plus souffrir.
Je ne regrette pas ce qu’on a vécu. Mais je regrette de ne plus avoir de nouvelles.

J’aimerais rencontrer quelqu’un avec qui je peux partager quelque chose de sain. Quelqu’un qui change ma vie. J’ai envie de ressentir l’amour.
Mais je ne pense pas que ce soit ici que je vais le trouver.

Maintenant j’ai vingt-huit ans, je commence à m’ouvrir, à avoir une réflexion sur moi-même et à ne plus vouloir être la petite fille qui a peur.
Ma vie aurait pu être tellement différente si j’avais osé. J’aurais mieux fait de ne pas écouter la peur qui me criait que je n’étais pas capable. Combien de fois je me suis pris la tête pour rien au final ? J’essaie de relativiser un peu plus. On verra bien.

La jeune fille malheureuse que j’étais est toujours là, quelque part, prête à se faire entendre. Ça reste ancré en moi.
Il n’y a pas longtemps, je suis entrée dans une synagogue avec des amies et je suis la seule à qui on a donné une kippa (Ndlr: couvre chef de la tradition juive), normalement réservée aux garçons, alors que j’avais juste les cheveux attachés.
La confusion m’a blessée. Encore.

Aujourd’hui, je m’estime chanceuse de ne pas être comme toutes les autres.

Mais être en accord avec soi est difficile. J’ai eu un job dans lequel je n’étais pas à l’aise. Je rentrais le soir, je n’étais pas moi, je ne me sentais plus moi. J’avais l’impression de me perdre. Je suis partie.
J’ai aussi perdu pas mal d’amis pour des choix que j’ai faits qui n’ont pas été compris ou acceptés. Parfois les façons de voir la vie évoluent et deviennent incompatibles. On ne réussissait plus à se comprendre.

Le leçon que j’ai apprise est qu’il faut suivre son coeur et pas sa tête, pas ses peurs. Je suis persuadée que toute chose a une raison d’être. Si j’ai souffert dans ma vie pour telle ou telle raison, alors ça m’a permis d’apprendre. Sinon je passerais mon temps à m’apitoyer sur mon sort. J’essaie de voir les choses du bon côté. Ceux qui se victimisent sont dans l’inertie. Moi je veux m’améliorer et avancer.

Par exemple, je suis fière d’avoir eu le courage de faire du théâtre. Au départ, j’avais peur de le faire. Je suis incapable de montrer ma vulnérabilité. Je n’arrive pas à me mettre à nu. Mais le burlesque me va très bien. Je suis à l’aise pour faire rire les autres. Je m’éclate. C’est l’école du laisser-aller.
Sur scène, j’ai trouvé des gens avec qui cette folie est commune, qui sont comme moi. Qui ont cette originalité, cette spontanéité, cette excentricité.

Je n’ai jamais vraiment su ce que je voulais faire. J’ai du mal à me projeter. Je me laisse un peu guider par la vie, par ce qui se passe. Je me lasse super vite des choses. J’ai un nouveau job mais je me vois déjà partir. J’ai la nostalgie du voyage. Je souhaite juste renouveler cette expérience des rencontres et de la découverte.
D’être libre.
De faire ce que je veux.

J’ai fait ma demande de visa pour le Canada. Je me dis que ça sera un signe si je l’obtiens. J’envisage de m’y installer.
Je peux changer d’avis mais c’est une image qui m’aide à aller de l’avant, qui m’aide à dépasser les moments où je me dis: “Qu’est ce que je fous là, je suis pas heureuse ici ?”.

Bouger, partir, ailleurs dans une grande ville où personne ne me connaît. Je pourrais m’autoriser à être qui je veux.

Je veux mettre un pied là-bas et me réinventer.


Être soi-même n’est pas chose aisée. Il ne suffit pas simplement d’être.
Sans cesse, nous jouons des rôles, nous nous adaptons, nous nous conformons. Parfois par instinct de survie dans un monde dans lequel on ne se reconnait pas ou plus. Sans oublier les autres dont le poids du regard influe parfois sur notre intimité.

Quand suis-je moi-même ? Quand ne le suis-je plus ?

Le chemin de Carolane est bordé par ces interrogations.
Peut-être lui faudra-t-il flirter avec l’horizon pour trouver les réponses ?

— Fred

Texte: © Tous droits réservés – 2019
Photo: © A.D.
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