Récit

ANDREA, 38 ans: « Je me suis toujours sentie tiraillée…

ANDREA, 38 ans:

J’ai trente-huit ans.
J’ai physiquement trente-huit ans mais dans ma tête je suis restée bloquée à vingt-huit ans. Avec le recul je me dis que ce temps-là a façonné celle que je suis aujourd’hui mais voir les années filer fait se rendre compte qu’il n’en reste plus tellement pour trouver les réponses.



CHAPITRE I

Je ne me lève pas en me disant: “Putain, j’ai trente-huit ans !”, mais quand je dis mon âge, on me rétorque: “Trente huit ans… quand même”.
Ce “quand même” est très violent. Il y a là-dedans un jugement implicite de ce que tu as accompli dans ta vie jusque là. Comme si l’âge que tu as balisait ce que tu dois faire et comment tu dois le faire. Je crève de répondre: “Foutez-moi la paix !”, mais mon cerveau me crie plutôt: “Meuf arrête de te voiler la face, tu es vieille… quand même !”

Le regard des autres me renvoie une image de moi que je n’aime pas. Même si je sais que cette image est déformée par leur prisme, c’est parfois dur à gérer.
Je me suis toujours sentie tiraillée entre le besoin d’être dans la norme pour me faire apprécier et le besoin d’être en dehors. Ça reste un enfer quotidien.

Je fais des efforts pour m’intégrer dans des groupes, je joue au caméléon un temps mais je finis inévitablement par me sentir décalée. Comme une greffe d’organe qui est rejetée. J’ai fini par comprendre que dès que les conversations tournent autour de la famille ou de l’argent, je m’échappe. Être heureuse dans mon boulot ou gagner plus d’argent ne font pas partie de mes priorités, ce sont des préoccupations qui me passent totalement au-dessus. Là, les gens me perdent et je disparais. C’est systématique. Ce n’est pas que je suis indépendante, c’est juste que je n’arrive pas à m’insérer dans ce schéma. Je sens que ce n’est pas ma place.

J’étais en couple depuis onze ans quand je me suis séparée.

Je l’ai quitté non pas parce que je ne l’aimais plus mais parce que je ne pouvais plus encaisser ce que je subissais.
Aujourd’hui encore, je ne saurais pas dire si il était vraiment dur avec moi ou si c’était dans ma tête. Le doute est venu de notre entourage. Ce qu’on me renvoyait était que j’étais responsable des dysfonctionnements de notre couple et que j’avais le rôle de la chieuse alors que lui était un mec formidable qui avait le courage de me supporter. Personne n’accordait de crédit à ce que je ressentais et encore moins ont compris pourquoi je me séparais. Même mes parents ont essayé de me faire changer d’avis.

La vérité était qu’il était gentil mais super odieux aussi. C’était le genre de personne qui ne va pas te soutenir mais, au contraire, te tirer vers le bas.
J’aurais voulu être cavalière professionnelle. Lui l’était à l’époque. Et au lieu d’encouragements, j’entendais: “Ne fais pas ça… Tu ne montes pas assez bien… Tu n’auras jamais un assez bon niveau… C’est un monde de merde…. C’est pas pour toi…”.

Pendant toutes ces années avec lui, je me disais que je n’étais pas à la hauteur de mes rêves, qu’il avait sûrement raison de ne pas m’encourager. Mais en fait le problème, c’était lui. C’est marrant car ce sont des choses que je retrouve chez ma mère aussi. Tout comme lui, elle ne m’a jamais vraiment encouragée. Elle fait acte de présence car je le lui demande et que ça me fait plaisir mais ça ne vient pas d’elle. Je ne ressens pas de soutien ou d’admiration.

Six mois après notre séparation, mon ex est revenu vers moi en me disant qu’il avait pris conscience de ses actes. Il m’a dit avoir déconné, qu’il aurait dû me pousser mais qu’il ne l’avait pas fait car il avait peur de me perdre. La dernière année quand il sentait que je m’éloignais, il était devenu plus agressif. “C’est bien la peine de faire mille choses si c’est pour en faire aucune correctement”, est une phrase que j’entends encore dans ma tête tous les jours. Ça reste bloqué.
Mais je mesure aussi ma responsabilité car au lieu de mettre mes couilles sur la table et de dire: “je crois en moi et je le fais”, j’avais fini par me ranger à son opinion.
Le plus triste est que quand il m’a avoué tout ça, mon rêve était passé. Je n’en avais plus envie. J’en étais même écoeurée. Ça a été une double frustration.

Maintenant je me rends compte de ce que je suis capable de faire par besoin d’être aimée.

Je travaille sur cette peur du rejet.

Je sais d’où ça vient.
Dans mon parcours c’est mon frère qui symbolise le rejet. D’aussi loin que je me souvienne, il a été caché chez ma grand-mère. Il était un peu différent. Mes parents n’ont pas assumé. C’est très frustrant car comme ils sont médecins tous les deux ça me laisse l’impression qu’ils n’ont pas voulu l’aider ou qu’ils auraient pu faire plus.
Moi j’étais la dernière merveille du monde, la princesse, mais j’entendais: “Qu’est-ce qu’il était mignon avant que sa sœur ne vienne au monde”.
Depuis, je porte cette culpabilité sur les épaules.
Celle de réussir là où mon frère a échoué.
Celle d’exister.

Il y a deux ans, à la mort de mon père, j’ai appris que mon frère était schizophrène. Ma mère voulait le mettre sous tutelle et lui a fait passer un bilan psychiatrique. J’ai pris connaissance de son diagnostic chez le notaire. J’en étais bouleversée, incapable d’arrêter mes larmes. Je ne comprenais pas comment elle avait pu ne pas m’en parler avant. Je lui en ai voulu. On n’en a jamais reparlé.

Je sens que ça me pèse. Je n’ai aucun lien avec lui, on ne se connaît pas, mais je sens que ce n’est pas réglé.
Ma famille ne communique pas. Il n’y a que moi qui peux gérer ça.



CHAPITRE II



Je n’avais jamais envisagé de faire quelque chose d’artistique.

Faire de la scène est venu par hasard. Je le prends un peu comme une thérapie. Je ne suis pas quelqu’un qui, avec son entourage, se livre énormément mais ce que je raconte dans mes spectacles part de faits réels même si je grossis le trait. Ce n’est pas juste un truc que je lâche comme ça pour faire marrer. C’est plus profond. Et je le fais car j’ai besoin d’exprimer des choses. C’est moi.

Mais du coup quand c’est mal perçu ou mal compris, ça me touche d’autant plus. J’ai l’impression qu’on rejette non pas ce que je crée mais ce que je suis. Alors, je perds la foi et je ne sais même plus pourquoi je m’inflige ça.
Je n’avais pas ce manque de confiance en moi avant, ça s’est fissuré petit à petit. Et c’est plus facile à perdre qu’à retrouver.
Là j’ai surtout l’impression que je n’arriverai jamais plus à être sereine.

Mon entourage trouve que je suis confiante, libre et indépendante. Pourtant j’ai des freins. Pour moi c’est hyper facile de faire ce que je fais, d’être sur scène, de monter à cheval, de partir en voyage seule, de vivre seule. Mes peurs, ce sont des petites choses comme regarder les gens dans les yeux. Il y a tellement de choses du quotidien qui sont pour moi un calvaire. Ce qui parait incroyable pour les autres ne me procure pas d’adrénaline.

J’ai commencé à m’interroger sur ma façon de vivre le monde et ce décalage.

J’avais besoin de comprendre pourquoi tout me paraissait si compliqué.
Un jour je suis tombé sur un livre “Trop intelligent pour être heureux ? – L’adulte surdoué”. J’ai commencé à lire un chapitre au hasard et j’avais l’impression que l’auteure lisait dans mes pensées. A chaque page, je pleurais.
Je suis allée faire des tests qui m’ont qualifiée de “haut potentiel”. A partir de ce moment, j’ai peu à peu apprivoisé le décalage, le fait de voir le monde autrement, et mes angoisses.
J’ai aussi pensé à mon frère, à son introversion, mais aussi à ses talents. C’est un artiste accompli. Il dessine, joue de la guitare, du piano. J’avais incité mes parents à se renseigner là-dessus. Pour comprendre. Ils n’ont pas cherché plus loin. Ni pour moi ni pour lui.

Pourtant ça m’a soulagée de pouvoir mettre un mot sur cette différence. J’ai compris que ça ne s’arrêterait jamais mais que ce que je croyais anormal était en fait normal pour moi. Je n’étais pas complètement folle. Ce n’était pas que dans ma tête. Il y avait une raison.

Je vais continuer à explorer ça. J’ai prévu de faire des tests pour diagnostiquer un syndrome d’Asperger. Là je me sens au ralenti. J’ai l’impression de ne pas pouvoir me projeter tant que je n’ai pas fait ça. Je suis certaine que ça va être un moment charnière de ma vie.

De savoir est presque devenu une urgence vitale.

Albert Einstein a dit: “La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent”.
Si tu ne changes rien, rien ne s’améliorera. Ça réclame du courage.
Quand mon père est tombé malade, j’ai compris la valeur du temps. Rien n’est éternel et cela peut s’arrêter du jour au lendemain. C’est un cliché mais c’est une claque aussi.
Tout ce que tu n’auras pas fait, ne sera pas.

A un moment je me suis juste dit qu’il fallait que j’arrête de vouloir être ce que je ne suis pas et vivre ma vie. Après ma rupture, je suis retournée un temps chez mes parents puis j’ai pris un appartement. Je me suis fait un autre cercle d’amis. Je me suis créé des nouvelles habitudes. Je me suis engagée artistiquement.

Maintenant, je me demande pourquoi j’ai mis autant de temps. Par peur sans doute. J’avais été tellement conditionnée par la toxicité de certaines personnes que je ne me croyais plus capable de rien.

Il faut faire confiance à son instinct.

C’est primordial. J’apprends aussi à ne plus me comparer aux autres. C’est de l’auto-flagellation. Si tu compares ta vie à l’aune de celle de tes potes de lycée par exemple, tu peux croire qu’ils sont plus accomplis que toi. La réalité est qu’ils pensent probablement la même chose en regardant ton parcours.

Je dis ça mais je continue de me fourvoyer dans des choses que je n’ai pas envie de faire juste pour attirer de la sympathie.
Avoir une vie rangée est peut être ce qu’il faut pour être sereine mais en même temps si j’étais dedans je crois que je me ferais chier. J’aurai beau être posée dans une relation, ou un boulot, il y aura toujours cette croyance que je peux apporter quelque chose de plus à ce monde, que je peux avoir un impact.

Pour l’instant je n’ai pas encore trouvé comment. Je me motive pour écrire un spectacle. Mais là je suis un peu dans le vague. Je n’ai pas de rêve, pas d’objectif. Ça m’inquiète.

Est-ce que je fais les bons choix ? Est-ce que je ne suis pas en train de me vautrer ou de chercher inconsciemment l’autodestruction ?
Je ne peux pas dire que je suis heureuse mais je suis loin d’être malheureuse. Et cela me suffit presque.

Finalement, ma place est là où je suis.


J’ai l’impression d’un temps infini depuis la diffusion du dernier récit.
De me pencher sur ce nouveau texte m’a rappelé combien tous ces récits étaient importants pour moi.
En cherchant une régularité de diffusion, ce projet était devenu besogneux, et l’essentiel commençait à m’échapper. Pourquoi est ce que je fais ça ? Sur mon temps libre. Totalement bénévolement. Qu’est ce que cela m’apporte ? Qu’est ce que cela vous apporte ?
J’en avais oublié l’élan et l’inspiration que me procure chaque histoire.
Leur raison d’être n’est rien d’autre.

Après ce hiatus entre cette diffusion et la dernière, il me semblait pertinent de revenir avec Andréa.
La question de la place y est prépondérante. Celle que l’on se force à prendre, celle que l’on devrait défendre, celle que l’on doit se construire.
Elle parle aussi très justement de la parole de l’Autre qui peut parfois être destructeur, ou encore de la société qui conditionne nos actes et nos décisions.
Andréa ne parvient pas à se conformer à certain schéma de vie ou certaines idées car elle se sent différente.
La vérité est qu’elle est indubitablement différente. Hors norme.
Comme nous le sommes tous.

— Fred

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