Récit

ANNE, 44 ans: « Quand la peur n’est plus là,…

ANNE, 44 ans : 

Je dis toujours que j’ai traversé un océan de merde à la nage. Souvent, je me suis sentie bloquée en haut d’un mur sans pouvoir le franchir. Avec au-delà le noir, le brouillard, la bouillasse. Sans trop savoir comment en sortir.
Je l’ai surtout vécu quand j’ai vraiment fait le point. Enfin quand la dépression m’a obligée à faire le point. En deux ans, j’ai perdu une amie et j’étais enceinte d’une seconde enfant très malade.

CHAPITRE I

Ça a été le démarrage. Le déclic qui m’a fait dévier. Où ma route n’était plus si simple que ça.
J’avais une vie bien rangée. Comme il faut. La femme parfaite. J’avais une enfant, des amis. J’étais en couple. Je travaillais au Luxembourg, dans une banque. J’avais un bon salaire. On avait une belle vie.

C’étaient mes choix.

Ce n’était pas contraint. C’étaient des vrais choix mais… pourquoi ces choix ? Pour être la gentille petite fille je crois. Pour faire ce qu’on attendait de moi. Pour entrer dans la norme.

Mes parents sont un peu comme ça. Ils n’ont jamais vraiment changé de boulot. Ils sont toujours ensemble. Finalement, j’étais rentrée dans le modèle que j’avais. Une certaine idée de la stabilité. J’étais dans un schéma qui me venait de la société sans vraiment comprendre comment j’en étais arrivée là.

Et arrivent ces deux années que j’ai passées ailleurs, dans une bulle. Je n’étais plus dans le monde réel. De cette vie là, avec une enfant, en couple, je passe soudain à une amie qui tombe malade ; ça dure un an, jusqu’à la fin.
Là, ça remet bien les pieds sur terre. Là, pour le coup on ne se sent pas très utile. On se sent… rien du tout en fait. Tu es inutile parce que même si tu as envie d’aider quelqu’un de malade, il doit le traverser seul. C’est comme ça.

Suite à cela, j’ai eu une grossesse qui s’est annoncée. Mal. Un gros retard de croissance. J’ai été fortement incitée à avorter. Ce que j’ai refusé. Il a fallu m’imposer. Mon tout petit bébé naît après sept mois de suivi hebdomadaire, puis quotidien. Une cardiopathie congénitale est diagnostiquée. Deux mois de réanimation en néo nat, suivis par trois mois d’insuffisance cardiaque pour finir par la salutaire opération à cœur ouvert à six mois.

J’étais plongée dans cette situation au quotidien. Seule. Donc j’ai décidé de tout moi-même et pour une bonne partie sans en parler à son père. J’ai vraiment tout pris sur moi. J’ai essayé de comprendre ce qui arrivait pour être en mesure de faire les meilleurs choix.
Pendant cette période, toutes les décisions que j’ai prises, je les ai prises du fond de mes tripes. Pour elle.
C’est à ce moment que je me suis dit que je pouvais assumer plein de choses seule. Ce dont je n’étais absolument pas convaincue avant.

Ma lumière vient de là.

J’ai vu ce que j’avais traversé avec ma fille et je me suis dit : « mais en fait tu es capable de faire des trucs. »

Mais je ne l’ai pas compris tout de suite.

L’océan de merde est arrivé après ces deux années. Quand la petite était hors de danger. Soudain, là, toute seule, ça a été un gros vide. Et tout est remonté petit à petit. Puis il y a eu la traversée où tout s’est effondré, excepté peut-être une petite flamme à l’intérieur, mais tout le reste était anéanti. Ça a duré six mois.
J’ai essayé de sauver les meubles. Essayé de rester quand même dans ces cases qui étaient rassurantes, que je connaissais. Puis un sentiment de rebond. Et pile au moment où tu te dis que ça va mieux, c’est l’effondrement total.

La dépression.

Petit à petit, j’ai quitté mon compagnon et j’ai commencé à voir ma carrière professionnelle différemment.
Le premier virage a été de vivre seule, ce que je n’avais jamais fait. Je n’étais pas sûre de réussir alors que c’est juste génial.
J’ai pris une formation de quatre ans de Shiatsu, quitté un emploi qui ne me correspondait pas après trois ans de négociation et un an de maladie, pour finalement me lancer dans l’aventure de l’entrepreneuriat dans un domaine qui me passionne encore aujourd’hui.

J’ai compris que le salut était dans l’action.

Un moment, il faut trouver en soi les ressources de se lever et d’affronter la peur. La comprendre, la connaître, en appréhender les enjeux, les pourquoi, les comment.
C’est cette peur qui avait tout bloqué ; une peur paralysante à ne pas pouvoir bouger de mon canapé pendant des jours. Elle était là en fond pendant les premières années. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’elle a toujours été là et qu’elle est passée par tous les niveaux. Il faut la vaincre. Creuser un trou à l’intérieur et la traverser.

Je me rends compte aujourd’hui que je ne ressens quasiment plus la peur. En tout cas si elle vient, je la pose de côté.
Quand la peur n’est plus là, tout est possible.
Quand la peur n’est plus là, tu t’en rends compte.

La vaincre n’a pas été un saut dans le vide mais vraiment la traversée d’un marécage. Et ça m’a prouvé que j’étais capable de tout.


 

CHAPITRE II

Emprunter ce chemin était nécessaire pour faire grandir la flamme, en la nourrissant de petites choses.
Comme des vagues.
Je ne sais pas comment ce chemin s’est ouvert. Je ne me l’explique pas.
Mais tout n’a pas été simple.

C’est un peu facile de dire ça maintenant car je suis certifiée mais, à ce moment-là, il n’y avait pas d’alternative, sinon celle d’une vie que j’avais et que je ne pouvais plus avoir. Maintenant, je le vois comme une évidence.

Cela s’est fait naturellement. J’avais l’impression d’être tellement aidée. Tant de gens qui croyaient en moi.

Les amis m’ont soutenue et sont toujours là.
La famille c’est moins évident. C’est plus distant. Mes parents ça leur passe un peu au dessus. D’ailleurs à chacun de mes changements (qui prennent quand même des années de tergiversations) mes parents ont toujours l’impression que je prends des décisions inconsidérées, sans réfléchir. Ils ont une opinion qui compte pour moi mais là, ils ne disent rien. Ils ne viennent pas voir. Ils sont pas très intéressés ou peut-être que c’est moi qui n’arrive pas à les intéresser. Mais ça ne me traumatise pas plus que ça. Je ne peux rien y faire.

Rien n’est bien grave finalement.

Maintenant, je me dis que tout est possible. Il y a quelques mois, je me demandais encore comment j’allais faire pour vivre et réussir à créer une société.
Aujourd’hui tout va bien mais ces deux années m’ont appris le goût puissant de la vie et m’ont montré la force qui sommeillait en moi. C’était une vraie prise de conscience. J’en éprouve une réelle fierté.

Tout ça a vraiment été une prise de conscience sur ce que j’étais capable d’accomplir.

L’expérience nous aide à comprendre qu’il n’y a pas de choix irréversible, ou vraiment déterminant. On ne peut pas vivre toute notre vie en fonction des choix qu’on a fait à vingt ans. Mais j’ai l’impression que c’est quelque chose que les gens ne comprennent pas.
Quand on me demande pourquoi j’ai changé, je réponds simplement que j’ai vingt ans de plus. Voilà ! Quelqu’un qui m’aurait connue il y a cinq ou six ans, sans me voir depuis, ne pourrait pas s’imaginer ce que je suis devenue. Alors qu’en même temps, je suis persuadée que je n’ai pas changé. Je suis, en quelque sorte, revenue à la base. Mais j’étais tellement aigrie, tellement pas bien pendant des années que là c’est comme une renaissance.

Pour mes enfants, ça a tout changé. La plus grande a été élevée dans l’idée que meilleur tu es et meilleurs sont tes choix ; que c’était bien de faire partie d’une certaine élite. La petite, c’est tout le contraire. Je lui dis qu’il faut profiter et que rien n’est grave. La petite pendant longtemps disait : « c’est pas le drame du siècle ».
Ce qui est vrai.

Ma fille de 17 ans se questionne sur son orientation, un peu contre l’avis général. Elle ne veut pas aller là où on lui dit d’aller. Moi, j’aimerais (avec une certaine angoisse de mère qu’elle ne trouve pas son chemin et qu’elle galère) qu’elle teste.
Elle veut aller à la fac plus que dans une école. Je lui conseille de suivre son chemin et son intuition. La fac c’est l’ouverture. C’est les cafés. C’est les soirées. C’est les petits boulots. C’est les  bandes de potes. C’est manger des pâtes dans un studio de 15 mètres carrés. Tout ça il faut le vivre. J’aimerais qu’elle ne suive pas forcément les « dictats » de la société ; en allant en cours, en rencontrant quelqu’un et en se mettant en ménage, si ce n’est pas profondément ce qu’elle souhaite. Je veux qu’elle vive SA vie.

On ne sait pas ce qui peut arriver.

Ni dans une heure. Ni dans une journée.
Il faut s’écouter et profiter de la vie.

En ce moment, il n’y a rien de négatif qui me vient. C’est la sérénité. Vraiment. Je suis plus en accord avec moi-même et avec les autres aussi. Ce qui me touche le plus, c’est le fait de créer le monde dans lequel j’ai envie de vivre et qu’il y ait quand même des gens, pas tous, qui suivent.

Je ne me vois absolument pas revenir en arrière. Pour moi ce qui a changé avant tout c’est le temps. Comme je travaillais au Luxembourg, mes journées étaient à rallonge. Train de 6h30. Retour à 19h30 et courir toute la journée. On s’occupait beaucoup de mes enfants pour moi. Mais ce n’est pas ça la vie.

Maintenant je vois tout ça comme un passage obligé. Nécessaire pour comprendre. Pour mieux profiter aujourd’hui.
Là, j’ai enfin du temps pour la vie. Je peux agencer mon emploi du temps comme je le veux. Je ne travaille pas forcément moins mais je travaille différemment.

Aujourd’hui je peux emmener ma deuxième fille à l’école en lui tenant la main, ce que je n’ai jamais fait avec la première.
Et ça c’est assez extraordinaire.


Au moment où j’ai dû prendre une décision radicale dans ma vie, ma route a croisé celle de Anne. Elle a été une des premières à me faire comprendre que ce que je ressentais alors, le mal- être, les questionnements, les doutes, n’avait rien d’exceptionnel. Elle a été mon premier miroir. En partie grâce à elle, j’ai retrouvé l’énergie nécessaire pour affronter le mur que j’avais en face de moi.
Son parcours m’inspire par la volonté d’agir qu’il met en valeur, indispensable à tout changement, et par les efforts dont il faut souvent faire preuve pour se relever. L’astuce relève parfois de la dédramatisation, se dire que même si la route semble parfois sinueuse et ardue, faire un pas après l’autre permet toujours de la parcourir.

— Fred

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Photo: © Andreas Wurth
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