Récit

KARINE, 42 ans: « J’ai toujours eu un petit grain…

KARINE, 42 ans :

J’ai toujours eu un petit grain de folie. Mais dans la vie, on choisit souvent la route la plus droite possible. Et à filer tout droit, tout le temps, il y a moment où c’est plat. Même si notre boulot nous plaît, il manque quelque chose. Et dès qu’on sort de la norme, on est tout de suite regardé de travers.

CHAPITRE I

Je suis toujours rentrée dans des cases, avec des petits boulots carrés. J’étais très “bureau”, à m’asseoir et à ne plus bouger. Je ne me suis jamais vue sortir du système. Je tenais à mon salaire fixe tous les mois, à mes collègues, à la sécurité. Tant qu’on me donnait un boulot à faire avec des ordres et des directives, j’étais contente. Il fallait être comme ça.

Il y a cinq ans, j’ai été opérée du cœur, pour la seconde fois.

La première fois, je l’avais vécue sans trop comprendre ce qui m’arrivait. Mais là, c’était vraiment grave: j’étais maman, j’avais ma fille et un certain âge. J’ai eu du mal à l’encaisser parce que je ne savais pas si j’allais m’en sortir, vraiment.
J’ai remonté la pente, bien sûr. Mais ça a été dur. Il m’a fallu une bonne année avant d’être sur pied.
Au moment de reprendre le boulot, mon patron m’a regardée et m’a dit: “Est-ce que ça va aller ?” Je lui ai répondu: “Je crois pas.”
Je bossais à la centrale des coiffeurs. C’était génial. En haut, dans les bureaux, j’organisais des défilés de coiffure. Il y avait quand même de la pression, mais j’adorais mon boulot. Ça se passait super bien mais en termes de cadence, je ne savais pas si j’allais pouvoir tenir. J’en pouvais plus.
Mon patron m’a laissée partir. Il a été génial. On a fait une rupture conventionnelle.

Les deux ans de chômage sont passés vite. Je réfléchissais à ce que je pouvais faire. J’ai eu l’idée du “fashion truck” (NDLR: vente de vêtements itinérante) en surfant sur le net et en voyant des filles aux Etats-Unis qui avaient des camions et je me disais: “C’est génial !”
Un jour, j’ai suivi mon mari à un rendez-vous sans trop savoir pourquoi. Là, on arrive devant un camion et il me dit: “On va l’acheter !” Je ne savais pas rouler de camion, je savais à peine rouler ma voiture !
Au départ, je trouvais l’idée fun mais je me disais: “Oh là là les gens vont penser que je suis délurée si maintenant je roule en camion rose.”
Pourtant on l’a retapé. Et ça a démarré comme ça, il y a cinq ans.

Au début, tout a l’air compliqué: la paperasse, le camion qu’il faut refaire, apprendre à le rouler, etc.
Mon mari, lui, est capable de partir demain vivre au Canada. Moi, non. J’ai des idées mais je ne me suis jamais écoutée, surtout parce que je n’ai pas confiance en moi. Dès que je suis toute seule dans la nature, je perds confiance. Je me crois incapable. Je me sous-estime tout le temps. Il me dit toujours: “Tout peut s’arrêter demain, pourquoi se mettre des barrières ?” Je ne me serais jamais lancée là dedans sans son impulsion. Il m’a dit: “Après ce que tu as traversé, qu’est-ce qui pourrait te retenir ?”
J’ai dit: “Merde !”; après tout, j’avais failli y passer.
Au final, rien n’est compliqué, il suffit d’apprendre. On voit les choses autrement.

A l’école, je rêvais d’être coiffeuse.

Mais à l’époque, ça ne se faisait pas qu’une élève intelligente s’oriente dans la coiffure. On m’a mise en seconde économique et sociale que j’ai détestée. Ensuite, on m’a dit d’aller en BEP compta, je leur ai dit: “Mais j’aime pas les chiffres, je vais quand même pas faire de la compta ?”

J’avais 17 ans et c’était l’âge où je pouvais arrêter l’école. J’ai fait ma valise et je suis partie de chez ma mère. C’était dur car j’avais laissé mon petit frère dans un contexte compliqué, avec des parents divorcés et une mère alcoolique.
Quand on me demande des souvenirs gais de mon enfance, je ne sais jamais quoi répondre. Les seuls souvenirs qui me viennent, sont des crises, des scènes où ça crie, ça hurle. Aujourd’hui, je ne parle plus à ma mère.
Je n’en pouvais plus, alors je suis partie vivre chez mon père. Il était cheminot, toujours absent. Je me suis retrouvée toute seule, sans mes amis. Il m’a fallu tout recommencer, déjà.

J’ai trouvé une place au service des eaux de la ville. C’était parfois difficile mais j’avais une collègue qui me disait: “Tu as une bonne place, ne l’oublie pas. Tu as le treizième mois.” Donc je ne suis pas allée plus loin. Je me suis arrêtée là et j’y suis restée huit ans.
A la fin, j’en avais marre. J’ai rencontré mon mari et trois mois plus tard j’avais quitté mon appartement et donné ma démission, un peu sur un coup de tête.

J’ai toujours été indépendante. Quand j’ai connu mon mari, à vingt six ans, j’avais mon boulot, ma voiture, mon “chez-moi”. C’est ce qui me gênait avec le “fashion truck”, de ne pas réussir à me dégager de salaire fixe et de dépendre de mon mari.
Lui s’en fout mais ça reste compliqué pour moi.


CHAPITRE II

J’adore trouver des astuces ou dénicher un truc rare et entendre la cliente me dire: “C’est pour moi. Mets-le moi de côté.” Je ne suis pas seule à avoir des goûts atypiques. Je suis capable de trouver des trucs qui plaisent aux gens quand même. Peut-être que ça va payer à un moment donné, même si c’est dur.
Les gens me disent:“On voit tes photos, tu dois cartonner.” Si ils savaient comme c’est difficile. Tu ne lances pas une activité comme ça, il faut du temps pour se faire connaître.
“Mais tu as beaucoup vendu !”, mais pour vendre, j’ai dû acheter ! Il y a des journées où je ne vends rien et d’autres où je me dis: “Vas-y fonce, ça vaut le coup !”
A force, on commence doucement à me connaître et à me rappeler. Je suis contente. Ça évolue.

Donc il faut que je tienne bon.

Quand vous vous mettez à votre compte, vous pensez que les amis seront là, que grâce à eux ça va marcher. Et finalement non.
Les gens qui m’acceptent sur leur parking sont des gens auxquels je n’aurais jamais pensé. Un fournisseur de mon mari me dit: “Viens quand tu veux. On ne te demande rien. Viens avec plaisir.” Eux me tendent la main. Ça fait bizarre, je n’aurais jamais parié sur eux.
Ça fait du bien de rencontrer cette bienveillance.

Il y aura toujours des gens autour de vous qui trouveront que ce que vous faites est une drôle d’idée ou qui ne comprendront pas comment vous pouvez quitter un boulot pour chiner des fringues et les vendre. Ou encore d’autres que vous appréciez mais qui vont vous décevoir.
Je me suis demandée ce qui pouvait gêner. J’essaye juste un nouveau truc, ça fait peut-être envie. On a peur que j’y arrive. Je me fais peut-être des films ou j’ai trop espéré d’eux.
Mon cercle a changé. Je me suis rapprochée d’autres personnes qui me soutiennent: “Nous on y croit dans ton truc”, ce que des amis à moi ne faisaient pas.
Au contraire, ils me disaient: “C’est difficile pour vous maintenant. Ton mari aussi est à son compte. Pourquoi tu ne retrouves quand même pas une activité à côté ?” Mais où est l’intérêt là-dedans ? J’ai quitté un boulot où je me sentais bien, avec un bon salaire, pour faire ça. Si maintenant je retrouve une activité en plus à côté, je ne me consacrerai plus à ce que j’ai lancé.
Tout le monde aura toujours des choses dire, mais à un moment, il ne faut plus écouter et y aller franchement.

J’ai envie d’essayer de faire quelque chose là, maintenant.

Parfois, j’entends: “Tu ne fais pas un compte pour que ta fille ait de l’argent plus tard ?” Bien sûr que je le faisais mais je ne peux plus.
Je serai toujours là pour elle, mais je ne ferai pas partie des parents qui pourront l’aider financièrement quand elle sera adulte, alors je la gâte maintenant. Je me dis: “Tu rends ta fille heureuse. Elle est heureuse au quotidien.”
Et même si je galère dans le futur… tant pis. Pour l’instant, nous on profite de la vie.

On me parle toujours du lendemain, de la retraite. Si on réfléchit, ça fait belle lurette que je pourrais ne plus être là. Donc la retraite… j’en sais rien. On verra. Mais à force de se l’entendre dire, on y pense.
On ne peut pas réussir sans échec, il faut l’accepter.
Cette peur, on la gère avec le soutien des proches, le fait de bosser dur et de voir qu’il y a des retours positifs.

Après mon opération du cœur, j’ai dû aller voir un psychologue. Je suis tombée sur quelqu’un de génial, j’y allais presque par plaisir. Il m’a dit: “Quand tu me parles, j’ai l’impression que tu as peur de réussir. Tu fais un truc original et si tu réussis, tu grimperas l’échelle, mais tu n’aimes pas être en avant.” C’est vrai. Même demander de l’aide, c’est avouer que je ne sais pas faire. Ça me rabaisse.
Hier, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai appelé une jeune femme qui est partie vivre près d’Argelès pour ouvrir sa boutique vintage de vêtements d’occasion. On a passé un super moment au téléphone à échanger sur comment elle fait et sur comment je fais. Elle m’a dit: “Lâche pas. Je kiffe ton camion. Faut rester là-dedans, faut pas changer. Y en aura toujours une qui n’aimera pas ce que tu vends. On peut pas plaire à tout le monde. Continue comme ça.”
Ça m’a portée.
Au final, je me dis que ça en vaut la peine parce que je fais ce qui me plaît.


CHAPITRE III

Se retrouver seule la journée reste compliqué. Avoir des collègues me manque énormément. Tant que je communique, que je vois des gens, que je fais un petit événement, ça va. Mais dès que je me retrouve seule, c’est moins fun. Parfois, je vends mieux en postant deux ou trois trucs sur internet qu’en allant quatre heures avec mon camion quelque part. Donc il faut que j’exploite ça aussi. Mais on a beau être super présente sur les réseaux sociaux, derrière l’écran, on est toute seule à la maison à faire des photos.
Et chez nous c’est désert, je me retrouve là avec ma tasse de café et mon boulot à faire. Alors je fais du démarchage. Mais quand il n’y a pas de suite, on baisse un peu les bras. C’est le côté qui me gêne.

Ce changement de vie, le “fashion truck”, tout ça, ce sont mes problèmes physiques qui me l’ont imposé. Mon boulot me plaisait. Je n’avais pas de problème avec ma vie sauf que physiquement, je ne pouvais plus suivre ce chemin. Sans ça, je serai restée. J’ai toujours un traitement lourd. J’ai une valve mécanique qui fait du bruit et qui me gène. La moitié de mon corps est enflé. Je dois vérifier mon taux de coagulation tout le temps.

Mais j’ai appris à vivre avec.

J’ai perdu deux enfants à six mois de grossesse. Donc quand j’ai eu ma fille ça a été énorme. Je ne suis pas la maman qui part au boulot et qui va la mettre en permanence. Quand elle commence à 9 heures, je peux l’emmener. Si elle quitte plus tôt et qu’elle veut rester avec ses amis, elle reste; si elle veut que je la récupère, j’y vais.
Avoir cette liberté là est important.

Je lui ai déjà dit que quoi qu’elle choisisse, je n’interférerai pas dans ses décisions. Si elle me dit qu’elle rêve de coiffer des gens ou de devenir une artiste, qu’elle le fasse.
Et puis elle nous voit à la maison, on est fun. On fait tout pour ne pas rentrer dans une routine.
Ce n’est pas tous les jours rose. Mais elle comprend. Elle a eu peur aussi. Elle sait que si on vit comme ça, il faut profiter.

Quand je la regarde, elle n’a que treize ans et demi, on dirait qu’elle en a dix sept. Elle va être comme son père, plus fonceuse que moi.
Elle a trouvé une colonie de vacances qui peut l’emmener aux Etats Unis, à New York. Nous on est décomposés. Ils vont plus vite que nous. J’ai toujours pas vu New York. J’aimerais. Mais là aussi on se met des freins.

On ne rattrape pas le temps.

Il faut qu’il nous échappe moins. Mon mari me prévient: “Quand elle voudra partir, elle partira. Va pas falloir être derrière elle.” Lui, il est pour. Moi, je vais avoir du mal.
Aujourd’hui, j’ai déjà quarante-deux ans et j’ai rien vu passer. Quand on est dans une vie rangée, c’est tout le temps la même chose, il y a une routine. Mon quotidien n’a plus rien à voir. La vie est plus cool. Je prends du plaisir. Même si on doit penser à plein de choses, elle est moins rangée.

Ma mère me manque toujours un peu. Surtout quand on est une femme. J’ai essayé de garder une relation mais c’était malsain. Aujourd’hui, elle est encore en vie mais on ne se parle plus. Ce qui est terrible, c’est de savoir qu’elle est pas loin sans pouvoir avoir son soutien quand je me sens seule. C’est super dur.

J’essaye de faire abstraction et d’avancer. Je me sens mieux dans ma peau, heureuse de petites choses.
J’ai toujours des doutes, mais je me sens à ma place. Sans barrière.

Karine est une résiliente remarquable. Ce qui rend son histoire admirable est la nature de son choix; c’est un rebond nécessaire qui s’est imposé à elle. Un souci de santé l’a forcée à reconsidérer une route qui pourtant lui convenait tout à fait.
Je me reconnais beaucoup dans ce chemin de la “conformité” à ce réveil tardif. Le plus compliqué est de garder effacées les petites particularités qui nous différencient des autres. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce sont finalement nos “grains de folie”, ”notre étrangeté” qui font notre valeur; il faut justement les cultiver pour nous rapprocher de nous-même. La réussite réside dans l’affrontement de ses craintes les plus intimes à l’aune du jugement d’autrui.
Mais à vouloir ressembler aux autres, on disparaît. S’écouter et rester proche de soi est une porte ouverte sur le monde et l’Autre.

— Fred

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