Récit

FRANK, 53 ans: « Maintenant, j’ose le vide. »

FRANK, 53 ans :

Très souvent, tu comprends la logique de ton parcours cinq ans ou dix ans après. Tu y repenses et tu te dis : «C’est pas complètement idiot que je sois passé par là, à cet endroit». C’est que ton histoire devait passer par là à un moment donné. J’avais douze ans quand mes parents ont divorcé. A cette époque, le divorce était quelque chose que les gens ne comprenaient pas, et le regard des autres m’a apporté une souffrance supplémentaire que j’ai dû gérer.

CHAPITRE I


Heureusement, à ce moment-là de ma vie, j’étais aussi passionné d’équitation. C’était comme un palliatif, ça m’a permis de canaliser l’énergie et les colères que j’avais en moi.
Après ça, je ne rêvais plus que de ça. J’ai monté à cheval pendant dix ans et je me posais la question de tout abandonner pour devenir un grand cavalier. Mais je m’y suis pris trop tard.

Au lycée, j’étais un peu rebelle.

Je n’aimais pas trop me laisser faire. L’école n’était pas un environnement qui me convenait.
J’ai fini par passer mon bac, mais j’ai dû me faire violence. Puis j’ai commencé à travailler dans le monde de la finance.
Je crois que je m’ennuyais. Je faisais mon travail comme un écolier qui n’avait pas vraiment la passion de la chose. Et à partir du moment où j’étais établi, je ne savais plus trop quoi faire.

Quand je quittais le bureau, je fermais la porte de mon boulot et ça ne venait pas empiéter sur ma vie privée. Je n’aimais pas du tout parler de ce que je faisais. Je pense que c’était une preuve que ça ne m’intéressait pas. Il fallait bien que je bosse mais comme j’avais arrêté de monter à cheval, je devais trouver autre chose.

Parallèlement à ça, j’avais envie de faire quelque chose avec la peinture. J’avais une vieille boîte de couleurs qu’on m’avait offerte à Noël quand j’étais petit. Des tubes à l’huile. Je crois que je l’ai réouverte, et j’ai commencé à faire des choses automatiquement, presque machinalement. Je pressai les tubes et je crois que l’odeur me plaisait bien. C’est venu comme ça. J’ai commencé à réaliser des tableaux pour des copains, des copines. Ça n’avait rien à voir avec la peinture que je fais maintenant. C’était plus une échappatoire pour moi.

J’ai fini par me faire virer à 34 ans.

J’étais marié, et j’avais un enfant de huit mois. J’ai alors fait des petits boulots, un peu de figuration, un peu de mannequinat. Mais cette vie ne me permettait pas de m’épanouir.
On a alors décidé de partir un an en voyage. Ma femme était aussi à une période de sa vie où elle pouvait changer de job et prendre un congé sabbatique. Alors, on est partis tous les trois au Canada et aux États-Unis en camping car. Les parents, les amis étaient inquiets pour nous parce qu’ils ne comprenaient pas notre choix. Mais nous, on était zens, on trimbalait notre bébé partout. Je l’ai descendu en poussette au fond du grand canyon. No stress.
On est revenus avec une énergie folle. Ça nous avait donné une force dingue car on avaient compris qu’on pouvait faire les choses à contre-courant. Je crois que j’avais encore cette insouciance de l’enfance, de me dire que tout est possible.

Après deux ans de chômage, j’ai failli retravailler dans une société d’informatique pour un poste qui aurait pu me plaire. Mais l’entretien d’embauche était tendu. Ils ont commencé à remettre en cause tout ce qui était écrit sur mon CV. Au début, j’ai laissé couler puis ça m’a saoulé. Je suis rentré dedans. C’était fort. Je suis sorti de cet entretien avec une réaction de sale gosse en disant : « Fuck ! Fuck ! Et ben je serai artiste ! ». Ce qui est complètement débile car ça ne veut rien dire être artiste. Mais j’ai lancé ça pour dire que je ne ferais rien de ce qu’on attend de moi. « Je vais explorer, mais en tout cas je ne veux pas être dans un bureau. »

Il me reste vraiment cette image de moi sortant de cet entretien en poussant la porte de la société complètement révolté avec ce cri du cœur, disant que tous aillent se faire foutre.
Une espèce d’énergie qui me portera par la suite.


CHAPITRE II

Finalement, tout s’est fait naturellement. Aujourd’hui, je reviens dans le monde de l’entreprise pour y exposer mes toiles. On ne m’interroge plus sur ce que je pèse en termes d’’argent mais sur ce que je peux apporter.
Je ne regrette pas.
Je dirais même que maintenant j’ai le sentiment du vivant.

Bon, il y a eu du doute aussi.« Est-ce que je vais avoir l’inspiration ? Est ce que ça va me plaire aussi ? ».
Je n’avais pas fait d’études d’art. Et pendant très longtemps d’ailleurs, j’ai souffert de ne pas avoir eu d’enseignement artistique. J’ai lu des bouquins. Je voulais m’inscrire dans des cours. J’étais en quête d’une certaine légitimité. Et puis je me suis dit: «T’es trop con! Tu as une force en toi et ton instinct qui te disent d’y aller. Pourquoi vouloir te rassurer ? Tu as déjà sauté dans le vide alors vas-y, si tu as vraiment envie de faire ça, casse les barrières qui sont dans ta tête.»

Ce qu’il faut faire, c’est sortir de sa zone de confort.

Aller au delà. Se faire violence, raconter vraiment ce que tu as en toi et voir ce que ça peut donner. Tout a réellement commencé quand on est arrivé au Luxembourg, il y a dix-sept ans. Parfois il faut sortir de son pays d’origine, aller ailleurs, pour que les choses avancent. Et depuis, ça n’a fait que croître.
La première année je n’ai rien montré. La deuxième année, j’ai participé à un salon où j’ai terminé en troisième position, pour finalement gagner le prix des années plus tard. C’était parfait car, pendant ce temps, ma peinture avait évolué. Elle était devenue plus mature. Avant elle était plus scolaire, encore influencée par les artistes que j’aimais. Là, elle venait vraiment de moi.

Au fur et à mesure, j’ai fait des expos qui se sont bien passées et qui m’ont encouragé à continuer. C’est important de voir les choses positives comme de petits indicateurs qui te confirment que tu es sur la bonne voie. Avec la maturité, je suis devenu assez attentif aux signes.

Mais rien n’est jamais acquis. Il faut toujours être attentif, rester en forme, être dans l’action. Je suis en perpétuelle remise en question. C’est pour ça que je fais de la course à pied. Ça m’apaise aussi, c’est une sorte de méditation.
En fait, mon métier c’est de peindre mais c’est aussi de faire du trail. Les deux sont complémentaires.
Ça me permet de peindre avec une grande sérénité.

Même si, évidemment, parfois, c’est les montagnes russes.

Ma femme est plutôt issue d’une éducation classique, bourgeoise. Donc nos choix ne sont pas forcément toujours bien compris, même si elle m’a toujours soutenu. Mais pour ses parents le modèle de réussite de leurs enfants doit passer par de grosses études et des postes importants.
Moi je suis habillé en bleu de travail toute la journée, plein de peinture, et je quitte la maison comme ça.
Quand mes enfants étaient en petite section, j’étais obligé de sortir de la voiture pour les emmener dans la classe. On se demandait qui était ce gars complètement «dégueu» alors que tout le monde était en costume.
Un jour, il y a un enfant qui m’a demandé pourquoi j’avais choisi d’être ouvrier. Ça m’a interloqué. Pour lui, la personne qui est habillée «dégueu», avec de la peinture partout, est forcément ouvrier. Pour s’en sortir, il fallait se conformer au modèle qu’on lui avait donné ; au delà, c’était difficilement concevable. J’ai trouvé ça assez étonnant.

D’ailleurs, j’ai animé, pendant cinq ans, un cours d’arts plastiques dans une école à Luxembourg et notamment dans des petites classes. Au début, les gamins ont leurs instincts, ils ne se posent pas de questions. Et deux ou trois années plus tard, ça change, ils sont paumés alors il faut leur donner un thème. Ils commencent à faire des dessins pour ensuite colorier à l’intérieur des lignes alors qu’avant ils mêlaient tout.
Au fur et à mesure, il y a quelque chose d’instinctif chez l’enfant qui disparaît pour laisser la place au besoin de cadre.

Moi, maintenant, dans mes toiles, il y a du vide.

C’est quelque chose que je n’aurais jamais expérimenté avant parce qu’il fallait que je remplisse tout. Comme pour m’accrocher à quelque chose de rassurant. Maintenant j’ose le vide. Ça veut dire que j’ai gravi des échelons sur moi, ma manière de peindre et mon lâcher prise.
Aller encore plus loin, en gardant la même énergie pour explorer d’autres territoires : c’est ce que j’essaye d’apprendre à mes élèves.

Aujourd’hui, j’ai trois enfants. Je suis un artiste, mais aussi un papa qui doit gérer les devoirs, les activités, leurs interrogations, leurs angoisses, la vie de tous les jours. Ce n’est pas facile de tout concilier.
Je dis toujours que j’ai été très tôt préparé à ma vie future. Le divorce de mes parents à douze ans m’a forcé à faire face aux responsabilités de la vie quotidienne. J’étais « vieux avant les autres ».

Mais c’est très naturel pour moi. Et pour mes enfants aussi.
Avec eux, je suis assez permissif, pas très à cheval sur la « bonne éducation ». J’essaie tout de même de leur inculquer un minimum de règles pour qu’ils s’en sortent.
L’autre jour, je faisais visiter mon exposition, et en sortant une personne m’a demandé : « Est-ce que vous n’êtes pas inquiet du futur de l’Europe et du futur de vos enfants ? ». En fait moi, je m’en fous : ce qui m’intéresse, c’est le moment présent. Ce que je suis en train de vivre.

Dans mon parcours, j’ai eu plusieurs métiers et plusieurs vies.

Nos enfants auront plusieurs métiers et plusieurs vies aussi. Le lundi, ils seront là, et le mardi, ils seront ailleurs. Ils vont faire des études qui vont les mener peut-être à un certain endroit et peut-être qu’ils ne feront pas du tout le métier qui correspond aux études qu’ils auront suivies.
J’essaie de leur apprendre que tout est possible, à n’importe quel moment. Qu’il faut être réactif et qu’il ne faut pas être ancré dans des certitudes. En fait je ne suis pas inquiet pour l’avenir.

A partir du moment où tu as une certaine zénitude dans ton approche de la vie, je pense que tu transmets ça à tes enfants. Ça contribue à un équilibre et à faire en sorte que quand il y a des gros coups « de moins bien », tu encaisses. Avec le recul, tu peux prendre ces moments comme des périodes d’introspection où tu te dis que si ça arrive c’est qu’il fallait freiner. Ne pas aller plus loin, comprendre ce qui arrive et voir comment en sortir. L’expérience de ces moments te rend plus fort.

Il y aura toujours cette épée de Damoclès, encore là aujourd’hui, qui est de savoir si je vais vendre des toiles. La méditation m’a fait beaucoup de bien pour me détacher de ça. Pour ne pas y penser tous les jours. Ça me permet aussi de déculpabiliser quand je n’ai plus d’inspiration, que j’arrive au studio et que pendant la journée je ne fous rien. Car je sais maintenant que trois jours après je ferai trois toiles qui seront magnifiques. Il fallait donc que je ne foute rien ce jour là.

Il y aura toujours des moments d’angoisse terribles qui créeront des tensions dans la famille et dans le couple. C’est normal. Je crois qu’il faut passer par tout ça, et qu’il faut s’accrocher. Tout ne se fait pas en un jour. L’important, c’est qu’aujourd’hui, j’aime ce que je fais.

Ma femme m’a dit un jour que j’étais bien là où j’étais. Simplement, à ma place.

C’était difficile de passer à côté de Frank. Les toiles qui remplissaient les couloirs. Les odeurs acétiques qui envahissaient nos narines. D’ailleurs ses tableaux m’ont toujours inspiré (et je ne sais pas si il sera d’accord avec ça) une explosion, comme le miroir d’une vie qui ne sait pas où elle va. Mais l’histoire de Frank fait comprendre que les chemins sont multiples et sinueux. La destination est toujours logique mais le comprendre demande du recul. On peut observer en détail les traits d’un pinceau mais la beauté d’une oeuvre se révèle toujours quand on fait quelques pas en arrière.

— Fred

Texte: © Tous droits réservés – 2018
Photo: © Archive personnelle / F.J.
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