Récit

FREDERIC, 42 ans: « Aujourd’hui, j’aspire à la sérénité. »

FREDERIC, 42 ans :

J’ai été élevé dans l’idée que tout m’était possible. J’avais l’impression que les choses allaient venir d’elles-mêmes. On ne m’avait pas prévenu que ça allait être compliqué, qu’il fallait réfléchir, anticiper. C’est comme si je voulais faire un plat bien précis mais que non seulement je n’avais pas la recette mais que je n’allais pas la chercher. C’est peut-être de là que vient mon obsession de la structure aujourd’hui, comme j’en ai tellement manqué au début de ma vie.



CHAPITRE I

Mon père est mort quand j’étais jeune. Cet évènement a fait l’homme que je suis aujourd’hui, je ne peux pas l’ignorer. J’ai comblé ce manque par des fantasmes, j’ai inventé un personnage que j’ai porté en modèle. J’étais un enfant très timide, et ma mère m’a transmis sa peur du monde extérieur. Ce n’était pas un problème : j’ai plongé dans la créativité, la fiction, je créais mon propre univers. Et puis j’ai découvert le cinéma, ce monde dans lequel tu peux être Dieu le temps d’une histoire.

Quand je suis parti à Paris après les études, je n’avais pas de stratégie.

J’avais l’impression que les producteurs allaient m’attendre à la sortie du train et me dire “Bah on t’attendait, t’étais où ? ”. J’ai passé un an et demi à essayer de devenir réalisateur. Ma copine de l’époque me le reprochait parce que je vivotais avec des petits boulots alors qu’elle avait besoin de sécurité. J’ai fini par répondre à une annonce de technicien pour une association et ils m’ont pris. Pour moi c’était un échec, je me résignais. Ironiquement, le jour où j’ai signé mon contrat, j’ai eu un appel d’un régisseur général qui me voulait sur son prochain tournage. C’était pour De battre mon cœur s’est arrêté, de Jacques Audiard. Je lui ai dit: “Je viens de signer un CDI ”; il m’a dit: “C’est toi qui voit”. Et j’ai dit non. Pour ma copine. Et aussi parce que j’avais eu une expérience sur un précédent tournage tellement négative que je ne me sentais plus du tout légitime. Je ne peux pas dire que je regrette aujourd’hui, parce que ça m’a mené là où je suis. C’était le meilleur choix que je pouvais faire à ce moment-là.

Ma copine a fini par partir parce que la vie que je lui proposais ne lui convenait pas. Tout ce que j’avais voulu lui montrer c’est que je pouvais assurer sa sécurité, être un homme, faire des projets, peut-être penser mariage. Je voulais qu’elle puisse réaliser ses rêves pendant que j’assurais le frigo, mais le boulot que je faisais n’était pas assez prestigieux, alors elle est partie pour quelqu’un avec un peu plus de lumière. Le même mois l’association a périclité et m’a licencié. Et le propriétaire n’a pas voulu me renouveler le bail de l’appartement.
Donc l’année de mes trente ans, je me suis retrouvé seul à Paris, sans copine, sans boulot, sans appartement.

Alors je suis rentré à Metz et j’ai tout reconstruit, petit à petit. Mes amis ont été un pilier à ce moment-là.

Dans ma vie, j’ai eu des phases ascendantes, des moments où les choses avancent, où je reprends confiance en moi. J’ai monté une association de techniciens en Lorraine, travaillé sur des tournages, créé mon propre métier via l’auto-entreprise, je suis intervenu dans des lycées et des sociétés, j’ai fait du théâtre…

Il y a quelques années, j’ai passé quinze jours dans un monastère en résidence d’écriture. Quinze jours à écrire et à réfléchir, je n’ai jamais été aussi bien de toute ma vie. J’avais l’impression que toutes les briques se mettaient en place, que ça allait marcher, vraiment.
Et puis non, ça ne marche pas.

J’ai aussi eu des périodes de vide.

Des moments où je ne me bats plus, où je me résigne, de grosses remises en question. J’ai souvent l’impression de mal faire les choses, d’être illégitime, de n’être jamais assez. “Je mérite pas mieux” a été un leitmotiv. Quand je traverse des périodes difficiles, je ne sais pas comment voir le positif là-dedans, me dire que tout n’est peut-être pas de ma faute, que je ne suis pas une mauvaise personne.

Toute ma vie j’ai eu besoin d’un mentor, quelqu’un qui n’a pas forcément les réponses mais qui est juste là pour te dire “On va réfléchir à deux”, ou “Réfléchis tout seul mais je suis là si t’as besoin”. Je n’ai jamais eu ça à la maison, et je ne savais pas qu’on pouvait se l’autoriser ailleurs. Ma mère a été très absente, et mon père, mort, était très présent. Ma mère s’est démerdée comme elle pouvait, je n’ai jamais rien attendu d’elle, je ne me tourne pas vers elle quand j’ai besoin de quelque chose. Je ne savais pas qu’on pouvait se confier, je pensais qu’il fallait tout garder pour soi. J’ai découvert ça ces dernières années.



CHAPITRE II



Arrive l’année de mes quarante ans. Je ne m’y retrouvais plus, ni dans le boulot ni dans mon couple. Le boulot ne m’apportait plus la stimulation et la créativité dont j’avais besoin. Mon couple, qui s’était construit sur le projet de fonder une famille, avait perdu la flamme ; on était devenu des colocataires sans s’en apercevoir. Je commençais à vieillir, j’avais un copain qui traversait les mêmes crises et on se disait qu’on n’allait pas tout recommencer à quarante ans. Je m’étais résigné, je me disais “C’est ça ma vie”.

Et puis j’ai commencé à parler avec deux personnes qui venaient d’arriver dans ma boîte. Je me suis rendu compte à quel point je n’étais pas à ma place là-dedans, à quel point la créativité me manquait. L’une d’elles avait un discours très “On n’a qu’une vie, faut pas se laisser emmerder, faut se prendre en main”. Elle disait des choses assez justes sur moi, mon apathie, le fait que je me sois endormi, la nécessité de sursaut, d’élan ; un discours qui me touchait et me troublait beaucoup pour une fille aussi jeune. Elle me bousculait.

Puis il y a eu ce voyage en Irlande.

Le déclic. Je suis à Dublin, au Temple Bar, une Guiness dans la main, assis sur mon petit tabouret en train de discuter avec un mec à côté en anglais, avec en fond un groupe qui chante une chanson de U2. Je me rends compte du fait que je suis vachement bien là. Et je me dis je rentre et je quitte tout. Je prends ma décision à ce moment-là.

D’abord j’ai culpabilisé, j’avais peur de faire du mal, tu te freines beaucoup pour prendre ce genre de décisions. Et au détour d’un week-end, un évènement familial, j’ai dit à ma conjointe que je ne viendrais pas. Je ne pouvais plus faire semblant.
Le boulot, je leur ai dit un mois plus tard.

L’année de mes quarante ans, j’ai tout quitté. Conjointe. Boulot. Maison.
Mais cette fois c’est moi qui ai fait le choix.

Les premiers mois c’est l’exaltation, un sentiment de liberté énorme, un enthousiasme incroyable. J’ai l’impression de revivre, comme une grosse bouffée d’air frais alors que tu étais en train d’étouffer, et tout devient désir. Tu as envie de tout, de sexe, d’amis, d’argent, de voyages, et tout en excès. Donc je fais ça. Je n’ai pas de plan pour l’avenir, toujours pas de stratégie.

L’erreur, c’est de croire que tout va bien se passer. Après cette espèce de montée d’adrénaline, il y a la redescente. J’ai l’impression d’avoir gâché ma vie, de m’être trompé sur tout : quarante ans, pas d’enfant, même pas de chien, pendant que mes amis réussissent leur vie.
Là, il faut laisser faire le temps. Sortir de la spirale mélancolique dépressive et redevenir moteur de ce que tu es, de ce que tu veux faire. Les choses se remettent en place doucement.

Aujourd’hui j’en suis à une phase où je doute. J’ai passé l’année 2018 à essayer de comprendre comment j’en étais arrivé là, et je n’en sais rien. Il y a des schémas qui se répètent, peut-être un manque de combativité, d’estime, de confiance. Je suis encore en train d’enquêter là-dessus. En ce moment j’ai peut-être besoin de réfléchir un peu plus précisément à où je vais.

Finalement j’ai l’impression que ça a été ça toute ma vie : je n’ai jamais anticipé, et je suis constamment en train de construire des bibliothèques sans mode d’emploi.

Aujourd’hui, j’aspire à la sérénité.

J’ai l’impression que beaucoup de désirs que j’ai eus étaient conditionnés socialement. Je sais aujourd’hui que dans le boulot, il me faut une forme de créativité.
Je croyais que j’étais capable de tout abandonner pour la vie de couple ; d’autres le font très bien mais moi je me perds là-dedans. “L’autre me complète” c’est de la connerie, il n’y a rien d’extérieur qui puisse te compléter. C’est à toi de te compléter en trouvant ce qui manque à l’intérieur de toi.

J’avais toujours couru après cette image du père, le pilier vers lequel tu peux te tourner quand ça ne va pas. Quand j’ai accroché sa photo au mur de ma chambre à l’adolescence, c’est un geste qui m’a condamné.
Sur cette photo ce n’était pas mon père, c’était un jeune homme que je ne connaissais pas. Je m’étais construit un mythe. Maintenant je sais que dans la vie les gens s’engueulent avec leurs parents, et j’aurais probablement mis un coup de boule à mon père un jour ou l’autre. Je courrais après un mur.

J’ai suivi un chemin que je croyais être le sien, et le sentiment d’échec qui me suit, et les échecs dont je m’accuse aujourd’hui, ce sont peut-être les siens. L’apathie, le fait de ne pas se battre, ce sont des choses que j’entends de lui. J’ai l’impression qu’inconsciemment je pensais que c’était inéluctable pour moi, que je devais faire ce parcours-là.

Quand je fais Raconter Son Histoire, j’ai l’impression que l’écoute et l’empathie sont des choses que je suis capable de développer. Ça m’apporte un sentiment d’utilité.

Pour moi, ce qui donne du sens à la vie, c’est d’amener du positif pour le bien commun. Les solutions ne sont pas individuelles mais absolument collectives. Et le bien commun passe par le bien individuel. Je crois que la réussite est là, travailler sur une conscience une par une. Moi je suis juste un homme, une goutte d’eau ; l’océan il faut qu’on le fasse tous ensemble.

Cette année, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a fait comprendre que c’était important d’être soi, de s’accepter et qu’en plus on pouvait être aimé pour ça.
C’est assez nouveau. C’est un sentiment qui fait très peur parce qu’évidemment tu prends aussi le risque d’être désaimé pour toi ; mais si tu te trahis tu ne te donnes pas la chance de pouvoir être pleinement ce que tu veux être, et ce dans tous les domaines : profession, amour, amis.

Et je pense que c’est la seule façon de vivre: être honnête avec soi.

Prendre le risque d’être aimé pour ce que tu es.


Un récit qui a pris plus de temps que les autres. Et aussi un texte que je n’ai pas écrit moi-même pour la simple et bonne raison que celui-ci me concerne.
Pour vous remercier de l’intérêt que vous portez à RSH et de vos témoignages, il m’apparaissait important de commencer l’année en me prêtant moi-même à cet exercice.
Merci à celle qui a conduit exceptionnellement l’entretien et transcrit mes paroles.

— Fred

Texte: © Tous droits réservés – 2019
Photo: © Emancipation / F.F.
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