Récit

AHMED, 53 ans: « J’ai surmonté l’insurmontable. »

AHMED, 53 ans :

On n’a pas tous forcément le choix de sa route. C’est ce qui s’est passé pour moi. Dans les années 60, il n’y avait pas de programmes pour des gens comme nous (Ndla: Ahmed est IMC – Infirme Moteur et Cérébral). On nous mettait dans des centres spécialisés. Les collèges et les universités n’étant pas adaptés pour les fauteuils roulants, ma scolarité en a été très restreinte. J’ai été jusqu’en quatrième, mais sans accès, c’était bordélique, donc je n’ai pas pu faire de hautes études.



CHAPITRE I

J’aurais voulu faire quelque-chose comme du droit mais sans infrastructure adaptée, je me suis retrouvé de travers sur une voie de garage. La suite a été un parcours fléché.
Aujourd’hui, je travaille le matin pour France Transfo en sous-traitance. J’isole des bobines. Je suis à deux ans de la retraite donc professionnellement, pour moi, c’est raté. Ça reste mon plus grand regret.

Être autonome ne m’avait jamais traversé l’esprit.

Entre zéro et vingt ans, on m’a habitué à être assisté. On m’habillait, on me lavait. Ma mère me disait: “Tant que je suis là je le fais.” Je ne me posais aucune question.

A vingt ans, j’étais dans un centre d’ébénisterie dans un petit village. Un soir, les copains et les copines m’ont invité à sortir en boite. J’en ai parlé au veilleur de l’internat qui m’a dit: “Ok pour que tu y ailles à une condition; soit tu rentres avant onze heures trente, soit tu rentres quand tu veux mais tu te démerdes”.
Il m’avait mis au pied du mur pour savoir ce quelle vie je voulais. Soit être autonome, soit subir. C’est le choix qu’il m’a demandé de faire. J’ai choisi l’autonomie.

Ça a été un tournant de ma vie. J’avais fait le choix d’assumer ce que je voulais:être avec mes amis.
La bascule n’a pas été simple. En arrivant dans le centre, on m’habillait comme avant et après cette décision tout a changé. Ma réaction a été celle d’un enfant qui se révolte parce qu’il ne comprend pas pourquoi on le prive de bonbons. C’était un peu hard. La contrepartie a été d’apprendre ce dont j’étais capable.
Aujourd’hui tant que je peux faire quelque-chose, je le fais. Je m’accorde de l’aide uniquement quand je ne peux vraiment pas faire autrement.

La galère n’est pas toujours négative. J’ai ramé sur des cailloux mais j’en ai tiré beaucoup de leçons.
Ma fierté est d’avoir réussi à surmonter l’insurmontable surtout par rapport à certains valides qui sont finalement plus handicapés que moi.
J’ai appris qu’il fallait toujours être en action, et même accepter l’échec. J’ai simplement découvert qu’on avait ce pouvoir. Celui d’agir.

Heureusement que j’ai le relationnel assez développé sinon je serais bien dans la merde.
Pourtant, pour parler de choses qui fâchent, si l’accès aux loisirs, que tout à chacun a comme les discothèques, le cinéma, les salles de concert, les musées, était facilité cela bénéficierait au relationnel. Si tu retires l’accès à tout ça, tu restreins ta relation aux autres et ça complique évidemment les relations sentimentales.

« L’amour est la chose la plus inutile mais la plus indispensable ».

Pour tomber amoureux, avoir une copine, il faut être en contact avec les autres. Se rencontrer. Donc il est nécessaire d’avoir accès aux lieux qui le permettent. C’est ce qui m’a posé le plus de soucis.
Moi, les gens que je connais je les croise dans la rue. En allant en discothèque, tu peux te dire: “Je vais rencontrer quelqu’un.” Dehors, c’est le hasard, ça dépend du contexte dans lequel tu te trouves. Tu peux rencontrer des gens dans la rue mais c’est compliqué d’y trouver une relation.

Aller d’un point A à un point B, je gère, mais les relations sentimentales, c’est plus hard. La personne qui est en face n’est pas forcément au courant de ce qu’est le handicap, peut avoir des préjugés, peut en avoir peur. Tu ne peux pas combattre ça avec des mots. Moi je peux parler avec des inconnues mais le fait est que les personne s’arrêtent à ce qu’elle voit. Comme je sais qu’au bout il n’y aura pas de suite, je vais pas faire mon superman pour juste un “bonjour, au revoir”.

Si j’avais voulu une copine (heureusement, je n’en veux pas) ça aurait été quasiment impossible. Quant au sexe, n’en parlons pas. C’est un gros sujet aussi. C’est vraiment compliqué. Ce qui m’énerve c’est que la France est un des seuls pays d’Europe qui n’applique pas la loi pour les services spéciaux. C’est encore assimilé a de la prostitution. C’est criminel et inconscient. J’aurais voulu être castré physiquement. Heureusement que je ne suis pas manchot.

Je vis avec la solitude depuis longtemps. Mais je ne peux pas vivre avec quelqu’un non plus. C’est hors de question. Si par miracle je rencontrais une fille, je ne la veux pas dans mes roues. Je ne conçois pas une vie avec quelqu’un mais je n’ai rien contre une relation. On en a tous et toujours besoin, ne serait-ce qu’une relation intellectuelle.
Je vis avec mon chat mais je ne peux pas lui causer. Pourtant si il n’est pas là, je ne me sens pas bien. Ça reste une présence.



CHAPITRE II



Je suis un valide raté. Grâce à mes parents, à mes frères et mes soeurs, je ne me suis jamais dit que je n’allais pas avoir la même vie que les valides. J’avais un pied dans un structure spécialisée pendant les trois quarts de l’année et le reste dans ma famille.

Mon père était sévère. Il n’a jamais fait de différence. Il ne m’a pas ménagé. J’ai eu les même coup de ceintures que les autres.
Avec les frangins et les copains, on s’amusait comme les autres. Je n’avais pas l’impression qu’on me prêtait une différence. On ne me protégeait pas plus à cause de mon handicap. J’étais un enfant comme les autres.

De fait, pour moi, le valide n’existe pas .

Tout comme la perfection n’existe pas. On a tous des handicaps: la peur publique, la peur du noir, le vertige, la claustrophobie… Par exemple, le handicap le plus répondu est la myopie. Moi sans fauteuil, je suis bloqué, et un myope sévère sans lunettes ne peut pas faire grand chose de plus. Mais il sera “classé” comme valide car socialement son problème est réglé. Le monde s’est adapté à ce handicap là.

En un claquement de doigt, tout le monde peut devenir comme moi. C’est un risque que les gens occultent pour eux comme pour leur entourage. C’est nécessaire de se sentir concerné. Peut-être qu’à un moment, ils seront soulagés d‘avoir des rampes, des accès, des voies adaptées.

Avant j’avais de la colère mais avec le temps on s’apaise, on réfléchit. Un jour je me suis simplement rendu compte que ce que je voulais pouvait être incompatible avec la collectivité. Longtemps pour moi la définition de la collectivité a été “quand un a envie de pisser tout le monde va aux toilettes”. Je refuse d’en vouloir au monde entier parce que quelqu’un a fait un choix pour tout le monde qui ne convient qu’à lui et qu’à cause de notre handicap nous sommes obligé de suivre.
Je voulais mes horaires à moi, mes problèmes à moi, mes colères à moi. Je ne veux pas avoir à me battre seul contre une collectivité qui ne me ressemble pas.

Ça ne sert à rien de se débattre pour rien.

Je ne suis pas du genre “cause d’abord et agis ensuite”. Discuter ça va un moment, mais agir c’est mieux. Il faut mettre les gens en face de leurs contradictions.
Ce qui est bon pour nous est bon pour tous. Il faut de la pédagogie. Je me bats pour ça depuis tout petit et je continuerai à ma retraite.

Attention, mes problèmes m’appartiennent. Je n’aime pas quand les autres se servent de leur handicap pour obtenir une faveur, comme un passe droit. Eux ne peuvent pas demander à être considérés égaux aux autres. On ne peut pas avoir tout et son contraire.
A la caisse des supermarchés, on veut souvent me faire passer en priorité. Je dis toujours: “On est pas à l’hosto, y a pas d’urgence. En plus moi je suis assis.”

J’ai le sentiment que la société tourne à l’envers parfois. Il faut penser les solutions aux problèmes en amont et avec les bonnes personnes. Là au lieu de demander à ceux qui sont concernés de plancher sur les problèmes, les politiques demandent à un boulanger de faire des plans pour un immeuble.
Rien n’est correctement réfléchi. Mettre une rustine, comme pour une fuite d’eau, n’est pas du long terme. Il aurait fallu y penser avant.
Il ne faut pas corriger la société, il faut la changer. Elle est comme un ballon, si tu ne tapes pas dedans jamais elle n’avancera.

Je ne fais pas ça pour moi. Toute les revendications que j’ai faites ne sont pas pour moi. Peut être que je vais m’en servir, mais c’est surtout pour la génération qui arrive. Ce qui m’anime c’est la génération oubliée.Il faut se bouger.



Ahmed est un résilient. Nous nous sommes retrouvés sur ce point. Nos combats n’ont pourtant pas été les mêmes. Son handicap n’est ni une fatalité, ni une excuse, mais lui a fait très tôt comprendre que le salut était dans l’action. Agir sans colère, ni rancune, avec une certaine dose d’abnégation et une pointe d’altruisme.
J’ai trouvé son parcours admirable; non pas parce qu’il se bat pour le présent des « comme-lui » mais parce qu’il se bat pour un avenir commun.

— Fred

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Photo: © pylm (flickr) 

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