Récit

KLOE, 30 ans: « Je me permets plus de choses. »

KLOE, 30 ans :

Il y a trois ans, j’ai pris la décision de prendre un nouveau poste. Une collègue m’a accueillie et accompagnée dans mes nouvelles fonctions. Elle m’a fait découvrir le monde de l’architecture. Je n’y connaissais rien. Je venais alors de la communication. Elle m’a expliqué les dessins, les relevés de plans, les vues 3D. Tous les aspects. Elle me transmettait tout ça avec une passion palpable.
Au bout de deux mois, soudainement, elle a arrêté de venir dans la société.
Je ne l’ai jamais revue.



CHAPITRE I

Il y avait une sorte d’omerta sur le sujet, personne n’osait expliquer vraiment son absence. Après un certain temps, les langues ont fini par se délier. Elle était malade depuis six mois. Un cancer. Les pronostics n’étaient pas encourageants.
Une semaine après qu’elle ait quitté le bureau, sa mère nous a appelés pour nous annoncer son décès.

Au moment où je l’ai rencontrée, j’ignorais qu’elle était sous traitement. Elle avait commencé la chimiothérapie. Elle était très maigre et j’avais remarqué qu’elle avait du mal à se concentrer. Mais ce qui m’avait le plus marqué était qu’elle était toujours hyper souriante. Un soleil. Une grande jeune femme brune de 24 ans, un teint de poupée, des yeux noisettes qui, dès qu’elle entrait dans une pièce, traînait avec elle une espèce de joie de vivre très communicative.

Elle avait fini ses études six mois plus tôt, c’était son premier emploi. Elle était appréciée et reconnue pour ses valeurs humaines. Une personne hyper douée et très simple avec qui on prenait le temps de discuter. Elle était curieuse de connaître l’autre, toujours pleine de questions. Elle te parlait de sa vie normalement sans jamais mentionner sa maladie comme si ça n’avait pas d’impact.

Sa mort nous a vraiment tous marqué.

Notre boîte, c’est 130m² dans une petite maison en bois remplie par une petite vingtaine de salariés. Il y a toujours un bruit de fond incessant: des coups de fil, des gens qui parlent fort; comme une fourmilière constamment en activité.
Mais quand on nous a annoncé le décès de notre collègue, il y a eu un silence. C’était impressionnant. D’un coup, on s’est tous stoppé.
Les réactions ont été différentes. Il y a eu des pleurs. Certains sont restés muets. D’autres, au contraire, voulaient parler pour échapper à la stupeur.

Quelques jours plus tard, notre responsable est venu nous voir pour nous dire qu’il serait bon de tirer du positif de cette tragédie. C’était en mai, il nous a offert des jours de congés pour qu’en jonglant avec les ponts, on puisse partir de l’entreprise une pleine semaine. Ce temps devait honorer sa mémoire, célébrer la vie comme elle le faisait au quotidien.
Nous l’avons tous fait, chacun de notre côté, sans trop en parler, avec beaucoup de pudeur.
Certains ont choisi de faire du sport, de voyager, de revoir leur famille trop lointaine, de retisser des liens avec les proches. Peu importe ce qu’on choisissait mais ce temps devait être extraordinaire. Un temps pour “elle”. Et pour soi.

Ça m’a donné une violente envie de vivre. Je suis partie au Portugal faire du surf; c’était quelque chose qui me tentait depuis longtemps mais que j’avais toujours repoussé par peur. Ça a été ma manière de marquer le coup. Là-bas, face à la mer, j’ai pris conscience que tout pouvait s’arrêter très vite.

J’ai très peu parlé de ça autour de moi. Sur le moment c’était compliqué à partager. J’ai senti qu’il fallait d’abord que cela reste personnel, intime. Il m’a fallu du temps pour ne plus être dans cette émotion brute, pour comprendre ce que le court passage de cette personne dans ma vie avait provoqué en moi.

Je crois que ça nous a tous fait grandir.

Avant j’étais très refermée sur moi, sur mon petit univers. J’étais sûre que mes valeurs, ma vision du monde étaient les bonnes, comme si j’avais déjà tout compris de la vie. J’étais dans une sorte d’absolu, dans l’idéal que m’avaient inculqué mes parents.
Ils m’ont toujours dit qu’il fallait être indépendante financièrement, émotionnellement et qu’il fallait avancer seule dans la vie. Et se battre, car “la vie c’est pas un cadeau”.
Ils ont toujours considéré la vie comme un ennemi qu’il fallait affronter.

Aujourd’hui, j’ai envie de les secouer, de les sortir de leurs habitudes. Ils essaient mais c’est un peu contre nature. Ils sont enfermés dans leur couple, dans leur bulle.
Ils voient ce cloisonnement comme quelque chose de positif. C’est eux contre le reste du monde.
Mais j’ai justement envie de leur dire que le reste du monde peut être positif et exempt de méchanceté. Que la vie est un échange, que tu peux te nourrir de l’autre, qu’il n’est pas mauvais d’avoir une autre vision des choses.
J’ai envie de leur inculquer ça. Même à 60 balais.



CHAPITRE II



Clairement, le fait de me recentrer sur moi m’a paradoxalement ouverte aux autres.
J’ai fini par comprendre que ça n’a pas de sens de se méfier de l’autre. Qu’il n’est pas là pour faire du mal. Mieux me connaître m’a donné suffisamment d’assurance pour aller vers l’autre et l’ailleurs. Je connais mes valeurs, je sais ce qui est bon pour moi, je peux les assumer devant n’importe qui. Ça m’a donné une ouverture d’esprit, comme une bouffée d’air.
C’est ce que je retiens.

En un sens, cette collègue m’a ouvert la porte sur le monde extérieur. J’ai appris à aller au-delà de la carapace des gens. De ne plus m’arrêter à ça. J’ai finalement découvert des gens hyper gentils malgré un premier abord compliqué. Je me souviens d’un collègue qui travaillait en face de moi et qui passait ses journées la tête entre ses écouteurs sans dire un mot. Je suis allée vers lui et j’ai découvert une personne très intéressante. Si je n’avais pas dépassé cette carapace un peu abrupte, je me serai cantonnée à cette image de mutique aux écouteurs assis en face de moi.

Au bureau, désormais, on fait plus de choses collectives. Quand je suis arrivée, il y avait plein de petits groupes éparses et maintenant quand on propose une sortie commune quasiment tous les salariés viennent. On est heureux d’être ensemble.
J’ai aussi l’impression qu’on devient plus intime, qu’on se raconte plus de choses personnelles. Avant c’était très neutre, on parlait boulot. Là on parle vraiment de nous, de comment on évolue dans nos vies personnelles. On se sent concerné par les uns les autres. On se soucie.

Je me permets plus de choses.

Avant je me disais que “ce serait bien de faire ci ou de faire ça”. Ce qui pouvait avant m’empêcher de faire les choses, c’était une petite voix: “c’est trop compliqué”, “c’est pas fait pour une fille”, “et si tu échouais ?”. D’ailleurs, cette voix a souvent le son de celle de ta mère ou de ton père qui expriment leurs propres réticences. J’ai appris à lâcher prise. L’âge fait aussi que tu t’éloignes de tes parents mais la petite voix est quand même là derrière de temps en temps.

Maintenant je me dis que “il faut que je le fasse”. Ce n’est plus hypothétique. Ce n’est plus un désir. La disparition de ma collègue a fait encore un peu plus disparaître la petite voix. Je me suis mise au théâtre, aux sports de glisse et j’ai repris mes voyages à l’étranger. Je n’ai plus de frein. Je ne serais peut-être pas la meilleure sur le moment mais au moins j’aurais essayé.
Depuis, j’ai un carnet avec des objectifs, des étapes intermédiaires. Je fais un suivi qui me permet de voir que ça évolue ou de trouver des solutions quand ça bloque.
A chaque fois que j’écris ma petite envie sur ma liste, dans un premier temps la peur s’exprime: “Comment je vais arriver à faire tout ça ?” “Par quelles étapes je vais passer ?” “Est-ce qu’on va m’aider ?” “Comment lever les obstacles ?”.

Pour moi, l’échec réside désormais dans le fait de ne pas réussir à lever ces verrous qui nous empêchent d’atteindre les objectifs. Je me refuse à être découragée par la difficulté d’une tâche avant même qu’elle soit commencée.
Au final, on tire une certaine satisfaction à trouver des solutions. C’est ce ressenti qui te fait avancer et t’aide à franchir chaque étape. A ce moment, la peur arrête d’être un frein.

Si je n’avais pas croisé le chemin de ma collègue, j’aurais probablement démissionné.

Car je m’ennuie très vite. J’aurais eu l’impression, à tort, d’avoir fait le tour du poste. Et j’aurais probablement continué comme ça. Encore et encore.
Avant, pour moi, la réussite professionnelle était tout. Un gros salaire, une fonction valorisante. A l’école aussi, on t’apprend que c’est le graal de ta vie.
Depuis, j’ai changé mon fusil d’épaule. Je n’occulte pas totalement l’épanouissement professionnel mais à la seule condition de ne pas négliger mon univers personnel.
Une vie satisfaisante est pour moi un équilibre entre le personnel et professionnel. Avoir un salaire suffisant et des loisirs épanouissants. Ne pas stresser sur les factures qui arrivent mais pouvoir aussi cramer de temps en temps.

La prochaine étape pour moi est de quitter la société dans laquelle je suis et de m’orienter dans un autre univers professionnel. Je voudrais être développeur web et m’éloigner de la communication événementielle. Je vais reprendre une formation et changer de vie. J’aspire à pouvoir travailler à distance, avoir des contrats ponctuels avec des sociétés, être libre de pouvoir organiser mon temps de travail, et m’extirper des contraintes inhérentes à la vie salariale.

Mon entourage voit aujourd’hui que je suis plus entreprenante.

Ils ont plus de mal à me suivre et sont un peu dépassés. Je fais beaucoup de choses et ils s’interrogent sur comment j’arrive à m’organiser.
Une grande partie d’entre eux est dans un schéma classique: boulot à 25 ans, mariage, maison, enfant. J’ai le sentiment que ça ne me convient plus. Mes idéaux ne sont plus les leurs. J’ai l’impression d’être seule dans mon bocal avec ma nouvelle philosophie. J’aimerais que les gens qui m’entourent entendent ce que j’ai compris et lèvent leurs propres verrous en se foutant de ce qu’on peut bien dire d’eux. Je ne me sens pas extra-terrestre mais les gens me disent que je le suis.

Je suis heureuse d’avoir appris à aller au bout des choses. J’ai compris la valeur d’un engagement, l’intérêt de se fixer un objectif en faisant tout pour y arriver malgré les obstacles et en tirer une immense satisfaction.
C’est dommage qu’il m’ait fallu cet évènement tragique pour changer. On devrait pouvoir le comprendre autrement.

Finalement, l’héritage que m’a laissé ma collègue est de m’avoir fait comprendre l’importance de se sentir bien avec soi, de trouver son équilibre, et au delà de tout, de sourire à la vie.


Le printemps nous le fait oublier, pourtant le soleil arrêtera un jour de briller.
Kloé a fait une rencontre déterminante qui a radicalement changé sa vision de la vie. Peu importe le temps qu’on passe avec une personne; quelques mois, quelques semaines, quelques heures suffisent pour vous marquer à jamais.
Cette rencontre, malgré sa conclusion tragique, l’aura ouverte au monde et lui aura fait comprendre l’urgence de vivre. Une leçon que beaucoup comprennent trop tard.

— Fred

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Photo: © Un pain au chorizo / KB
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